Quelques hérésies autour de la coupure
Hélène Colas-Charpentier

J’ai envie ici de parler de la coupure avec ceux de l’ÉLM à partir de deux propositions : celle du 9 octobre 1967 de Lacan, sur le psychanalyste de l’École, et celle du 6 mai 1997 sur l’ÉLM comme école de la coupure. Je veux dire tout d’abord que je me vois coupée en grande partie du langage et du champ de connaissance des autres dans le domaine de la psychanalyse. Pour partager quelques-unes de mes réflexions et de mes interrogations, je ne peux que dire “ je ”, je ne peux que corrompre (mot qui fait partie de la définition du terme hérésie) mon langage et celui des autres, je ne peux que parasiter la pensée d’auteurs “ utilisés ”.

Je ne peux relever que quelques points dans la “ Proposition ” de Lacan, ceux dont je ne peux que pressentir l’importance, même sans clairement les comprendre. L’auteur y incite à distinguer le vide du rien, absences vues, non reconnues par moi, à relire le huit-intérieur que je ne peux qu’inventer. Lacan parle du rapport à une révélation, pour moi fragment isolé d’un plus grand ensemble, d’un encore insu peut-être commun. Peut-on voir la psychanalyse comme ce fragment de savoir coupé, révélé par le langage (la parole ?) avant de l’être par l’écriture (les écritures), propriété virtuelle de tous comme forme, projets lisibles, opératoires, mais aussi relatifs, mobiles, changeants de par les changements qu’eux-mêmes induisent, (donc) à toujours (ré)inventer (invenire, trouver). Coupure, aussi, que ce fractionnement et cet enrichissement de notre réalité par le langage nommant des objets nouveaux.

Le texte parle de cette autre coupure, la Passe. Ce passage du statut (?) d’analysant à celui d’analyste est décrit comme la traversée d’une rivière de mort, dont l’autre rive ne se devine que comme néant ou comme ailleurs dépourvu de nom. À la fin du transfert, il y a la résolution, la fin d’un désir, la déchéance du fantasme (quel est ce reste qui le provoque ?) et la destitution du sujet. L’analyse est (alors ?) cette décomposition que l’on oublie dans son nom qui fait presque prénom, cette décomposition qui conduit au “ désêtre ”, à un deuil non encore assumé, à une horreur qu’on ne peut fuir qu’au prix de sa propre vérité. En surimpression de la Passe décrite par Lacan, on peut voir le dénouage décrit par J.C. Milner, autre coupure s’opérant dans l’analyse et dans d’autres parcours, peut-être : “ tout fout le camp ”, dirait Ferré, avec le noeud borroméen déchiré, tout s’écoule, glisse, fuit, se disperse ; un seul lien nous manque et tout est dépeuplé, il n’y a plus de sens, à rien ; un rond s’ouvre et disparaît et se révèle alors l’importance du porté disparu, l’indépendance, l’étanchéité apparamment totales, irréductibles des trois anneaux lorsque l’un manque ; dissolution de l’un des trois, d’une trinité paradoxale qui semblait nécessaire, vitale.

Il y a, pourtant, un après, un au-delà de la Passe et à ce qui peut en être l’équivalent. La coupure engendre d’autres figures, d’autres liens, d’autres coupures peut-être. “ Ainsi l’être du désir rejoint l’être du savoir pour en renaître à ce qu’ils se nouent en une bande... ” ; langage presque surréaliste pour nommer un possible né d’une disparition, une matière d’espoir, peut-être. Peut-on dire que la surface unilatère de la bande de Mœbius parle d’un autre soi, dit quelque chose d’une relation entièrement autre à l’autre ? que peut dire encore cette surface possible seulement d’avoir été créée (?), et qu’est-ce qu’au juste que la suture ? Qu’en est-il du sujet qui les a produites ? Il y a à produire, à créer (voir La topologie de Lacan) à partir des coupures, à partir des passages. Ainsi, il y a passage, rapport possible entre bande de Mœbius et noeud de trèfle, écriture possible du noeud de trèfle sur les anneaux borroméens, inscription possible de la bande de Mœbius sur le tore pour dire une place reconnue au désir et ce qu’elle entraîne. Autrement dit (pourrait-on parler de traduction des noeuds et des surfaces ?), en ce qui concerne la même chose, la fin de l’analyse, tout passage, il existe un “ espace des possibilités ” (E. Bloch) ; il s’y parle de réparation, de suppléance, de sinthome, autres possibles hors de la “ guérison ”, dans le maintien du manque et l’absence de transcendance, sinon celle que le sujet désire y reconnaître. Il y a possibilité d’émerveillement face à l’autre, dit Lacan, celui de Socrate pour Alcibiade (dans Le Banquet de Platon), celui qui conduit “ à se vouer à l’essence du désir ” (Lacan), à désirer le désir non aliéné de l’autre (M. Pigeon). Il y a aussi l’espoir de “ cet amour nouveau... fait d’un savoir de l’inconscient de son partenaire ” (J.-P. Gilson), l’espoir de pouvoir aimer l’inconscient de l’autre ; et en soi. D’où, aussi, responsabilité nouvelle et plus libre face à cet inconscient ?

Je crois que nous sommes tous en passe de devenir, et que la coupure peut nous être commune. J’aimerais que l’ÉLM convie les plus grand nombre à une mise en commun de ce que semblent pouvoir dire ces textes. Qu’elle permette aussi au plus grand nombre de retrouver (trouver à neuf) les risques et les possibles d’un savoir sur la coupure. Qu’elle s’adresse donc ainsi non seulement aux analysants et aux analystes, mais encore à tous ceux qui forment, aident, éduquent, accompagnent ; à tous ceux qui, à leur manière, se savent coupés, de ou dans “ quelque chose ” ; à la société qui ne reconnaît pas les coupures que pour un autre non reconnu.

La psychanalyse lacanienne et les figures paradoxales, d’un autre ordre, de sa topologie sont pour moi un projet en mouvement. Ce sont des figures ré-centes, des figures neuves qui s’inscrivent dans notre réalité et peuvent en changer les configurations. Elles peuvent offrir une autre logique et un nouveau savoir, elles créent un jeu, peuvent changer les règles du jeu ou le rapport à ces règles, puisqu’elles montrent un autre possible, un espoir, peut-être. Cette proposition d’altérité en lien avec la coupure pourrait être l’une des marques de l’École.

Références

Jean-Paul Gilson, La topologie de Lacan, Montréal, Éd. Balzac, 1994.

Jean-Claude Milner, “ Hérésies ”, Ornicar ?, no 25, 1982.

Martin Pigeon, “ À propos de la position éthique de l’analyste ”, Cahiers du CLEF, no 5, février 1997.

Platon, Le Banquet, typographie de L. Pichon, Paris, 1933.