Préambule
Notre but étant de constituer une école de psychanalyse, il
s’avère nécessaire que celle-ci se réalise à partir de ce que
nous enseigne l’expérience analytique et qu’elle s’édifie en tenant
compte de la logique de l’inconscient, soit la structure. Ce voeu
d’apparence modeste n’a pourtant jamais pris forme à Montréal,
ni par un groupe analytique, ni par d’autres types de groupe.
Par conséquent, en raison de la spécificité subversive de son
discours, cette École, bien qu’inscrite à l’intérieur d’une société,
en sera à la fois extérieure : position singulière relevant d’une
topologie dont nous aurons à rendre compte.
Doit-on rappeler, après Lacan, que ce qui cimente le lieu entre
les êtres parlants relève du discours. Que chaque discours implique
un savoir, ainsi qu’une position éthique.
Les discours dominant actuellement notre société – discours scientifique
et capitaliste, variantes modernes du discours du maître –, impliquent
donc des positions éthiques : éthique du maître ; déontologie
; idéologies (progressistes, modernistes). Ces positions gèrent,
en quelque sorte, une politique du Bien, ce Bien devant procurer
le plaisir – par exemple, le bien de consommation.
Le prix à payer de ces positions est fort élevé pour le sujet
: une désubjectivation alimentant une “ lâcheté morale ”. La découverte
freudienne va à l’encontre de ce postulat (cf. “ L’au-delà du
principe de plaisir ”).
L’éthique analytique, contrairement aux autres éthiques ou règles
morales, tient compte du désir du sujet et ne le rejette pas :
cette position éthique n’est également pas sans prix à payer.
Au niveau de la jouissance, là encore, il y a divergence : là
où dans l’éthique du maître la jouissance est réglementée (déontologie,
rituels, ...), ayant entre autres comme effet d’apaiser la culpabilité,
l’éthique analytique permet au sujet de se positionner vis-à-vis
de la jouissance (ou plutôt de la perte de jouissance que comporte
sa position désirante), de se positionner subjectivement et d’en
prendre acte : devoir éthique qui en appelle à une responsabilité
du sujet.
L’éthique de la psychanalyse est une éthique du sujet : Wo Es
war, soll Ich werden.
Ces considérations nécessiteront un questionnement rigoureux
; soulignons toutefois que cette voie a déjà été ouverte par Lacan
dans son séminaire L’éthique de la psychanalyse.
L’École aura à soutenir un discours qui ne fasse aucun compromis
sur son éthique, c’est-à-dire qui ne cherchera pas à s’adapter
à la politique ambiante – à moins de vouloir psychologiser la
psychanalyse, ce qui se voit si souvent. Ce qui ne veut absolument
pas dire que l’École n’ait pas à prendre position à l’égard de
sa place dans le champ social, bien au contraire.
Débat de notre dernière rencontre
Le débat portait sur la conduite à laquelle un analyste – l’analyste
qui sera membre de l’ELM – doit se soumettre. Plus précisément,
le débat tournait autour de deux positions :
1) l’analyste est soumis à certaines règles (l’analyste ne doit
pas...). Position s’appuyant sur une politique du Bien, où inévitablement
intervient un cadre imaginaire (cf. l’altruisme) ;
2) l’analyste est soumis à une position éthique, position dictée
cette fois-ci par des statuts, l’accent portant sur des visées
à atteindre.
Soulignons que dans les deux cas, la ligne de conduite est assujettie
à la loi : loi politique dans un cas, loi du signifiant dans l’autre.
Toute loi toutefois, comme le démontre Lacan dans son commentaire
des commandements bibliques, se réduisant aux lois de la parole
: la loi représente les conditions de la mise en place de la structure.
Définissons provisoirement l’éthique comme une position subjective
dans laquelle est inscrite la Loi du signifiant (cf. Introduction
au séminaire sur “ la lettre volée ”, in Écrits, pp. 44-61), dont
la mise en place relève de l’acte (cf. Antigone, ou plus simplement,
certains actes auxquels un sujet a à poser durant sa vie).
Revenons à la cure analytique. L’éthique analytique touche à
la fois l’analyste et l’analysant, mais de manière différente
: l’analysant est convié à l’éthique du “ Bien-dire ” ; l’analyste
a le devoir de soutenir ce que Lacan a nommé le “ désir de l’analyste
”.
Le désir de l’analyste
Cette question est absolument centrale pour la psychanalyse –
et qui plus est pour une école de psychanalyse. Elle demande à
articuler la visée d’une analyse (et sa fin), sa conception du
transfert et son éthique; bref, elle ne peut contourner la question
de l’acte.
La place du psychanalyste répond à son désir – avec cette remarque
que le désir de l’analyste n’a rien à faire avec le désir d’être
psychanalyste (Lacan).
Qu’est-ce qui soutient le désir du psychanalyste ? Je répondrai
simplement : l’expérience éthique qui s’est dégagée pour un analyste
de sa propre psychanalyse. Par conséquent, l’analyse personnelle
du psychanalyste doit avoir été menée suffisamment loin dans cette
expérience ; c’est ici que prend son importance le dispositif
de la Passe, comme lieu où est mise à l’épreuve subjective cette
expérience.
Qu’est-ce que le désir de l’analyste ? Dans un premier temps,
disons que l’analyste désire qu’apparaisse chez son analysant
un désir qui soit le moins possible aliéné. Donc le désir de l’analyste
serait une abstention de désir !, ceci afin de ne pas empiéter
sur l’espace du désir de l’analysant. Il n’en demeure pas moins,
toutefois, que l’analyste (voir Lacan, “ La direction de la cure
”, in Écrits) ait à y mettre du sien, de son désir, afin d’atteindre
cette visée :
- l’analyste a à diriger la cure (et non l’analysant) – par exemple,
il a à appliquer le règle de l’association libre ;
- il a à payer de mots (interprétation), de sa personne (transfert),
de son être (acte) ;
- l’analyste a à prendre le désir à la lettre. L’analyste se
doit d’être au fait de la structure du désir. Que l’analyste n’occupe
pas une position de savoir face à la subjectivité de son analysant
ne veut pas dire qu’il soit sans savoir : le savoir du psychanalyste
est un savoir sur la structure ; de plus, il a avantage a avoir
une culture assez étendue, ne serait-ce, comme nous le rappelait
Susanne Hommel, que pour être le plus au fait possible des signifiants
circulant dans le champ social et qui ont souvent une incidence
dans la vie des analysants.
Prendre à la lettre le désir implique également de la part de
l’analyste une réduction optimale des effets imaginaires. Compte
tenu du caractère aliénant du moi et de sa fonction de méconnaissance,
l’analyste n’a pas à avoir un moi fort : le moi n’a pas a occupé
la place de l’analyste.
Si ce n’est pas le moi qui vient occuper la place de l’analyste,
qu’est-ce alors ?
La place de l’analyste
Je me limiterai à souligner certains points de repère qui auront
à être repris.
La place de l’analyste se situe dans le cadre du transfert. Elle
s’incarne de deux positions : l’objet a et le signifiant du Nom-du-Père.
Le trajet (transférentiel) d’une analyse se ponctue du passage
du sujet supposé savoir au savoir supposé sujet.
Dès qu’il y a de la parole adressée (ici, à un analyste), il
y a effet de transfert. Nécessairement, le lieu de l’Autre (inhérent
à l’activité de parole) se trouve habillé des habits de l’analyste.
L’Autre, en la personne de l’analyste, est supposé par l’analysant
savoir. C’est même à ce lieu qu’il est attendu – l’attente d’une
interprétation qui fasse disparaître le symptôme, par exemple.
L’analyste n’a pas, de son propre chef, à tenir la place du sujet
supposé savoir ; il a, par contre, à soutenir cette place quand
l’analysant la lui assigne, mais seulement pour mieux, à temps
venu, s’y soustraire : l’analyste ne tient pas la place de l’Autre
parce que l’Autre est marqué, tout comme le sujet, d’un manque
radical.
Grand Autre barré, tel pourrait s’écrire, peut-être, le mathème
du désir de l’analyste. La positivisation de ce trou en l’Autre
correspondrait-il au Nom-du-Père ?
À ce lieu du manque en l’Autre vient chez l’analysant se loger
ce que Lacan a nommé l’objet a. Objet corporel, qu’incarne l’analyste,
qui obture la faille de l’Autre et par conséquent celle du sujet.
L’analyste a à supporter cette place afin qu’une séparation[1]
de cet objet s’opère pour l’analysant (mettant fin, par exemple,
à une identification à cet objet[2]) et afin qu’un savoir puisse
s’articuler pour lui de cette position subjective : savoir supposé
sujet.
Ainsi, la conduite éthique fondamentale de l’analyste correspond
à un évidement du grand Autre. L’analyste n’a pas à tenir la place
de l’Autre : l’analyste n’est ni un maître, ni un dieu, Lacan
le compare plutôt au saint[3].
En terminant, dois-je resouligner à nouveau l’incompatibilité
qu’il y a entre l’éthique analytique (avec la responsabilité subjective
qu’elle implique pour l’analyste) et une ligne de conduite dictée
par une série de règles. Plutôt que de se demander si un analyste
a enfreint une règle, il me semble plus “ analytique ” de se demander
s’il a agi en conformité avec la place que son éthique lui assigne.
Cette attitude étant valable à la fois à l’intérieur de la cure
qu’à l’intérieur d’une école analytique, à condition, bien sûr,
que le lien social des membres de cette école relève du discours
analytique.
21-1-97
[1] Séparation, au sens logique : une pratique de la coupure
demanderait ici à être finement articulée.
[2] Ou encore, ce qu’a épinglé Lacan du terme de “ traversée
du fantasme ” ; le fantasme étant ce dispositif imaginaire bouchant
le trou de l’Autre avec l’objet a.
[3] “ Un saint, pour me faire comprendre, ne fait pas la charité.
Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite. Ce pour réaliser
ce que la structure impose, à savoir permettre au sujet, au sujet
de l’inconscient, de la prendre pour cause de son désir. ” (Lacan,
in Télévision, p. 28)