Réflexions à propos de la position éthique de l’analyste
Martin Pigeon

Préambule

Notre but étant de constituer une école de psychanalyse, il s’avère nécessaire que celle-ci se réalise à partir de ce que nous enseigne l’expérience analytique et qu’elle s’édifie en tenant compte de la logique de l’inconscient, soit la structure. Ce voeu d’apparence modeste n’a pourtant jamais pris forme à Montréal, ni par un groupe analytique, ni par d’autres types de groupe.

Par conséquent, en raison de la spécificité subversive de son discours, cette École, bien qu’inscrite à l’intérieur d’une société, en sera à la fois extérieure : position singulière relevant d’une topologie dont nous aurons à rendre compte.

Doit-on rappeler, après Lacan, que ce qui cimente le lieu entre les êtres parlants relève du discours. Que chaque discours implique un savoir, ainsi qu’une position éthique.

Les discours dominant actuellement notre société – discours scientifique et capitaliste, variantes modernes du discours du maître –, impliquent donc des positions éthiques : éthique du maître ; déontologie ; idéologies (progressistes, modernistes). Ces positions gèrent, en quelque sorte, une politique du Bien, ce Bien devant procurer le plaisir – par exemple, le bien de consommation.

Le prix à payer de ces positions est fort élevé pour le sujet : une désubjectivation alimentant une “ lâcheté morale ”. La découverte freudienne va à l’encontre de ce postulat (cf. “ L’au-delà du principe de plaisir ”).

L’éthique analytique, contrairement aux autres éthiques ou règles morales, tient compte du désir du sujet et ne le rejette pas : cette position éthique n’est également pas sans prix à payer.

Au niveau de la jouissance, là encore, il y a divergence : là où dans l’éthique du maître la jouissance est réglementée (déontologie, rituels, ...), ayant entre autres comme effet d’apaiser la culpabilité, l’éthique analytique permet au sujet de se positionner vis-à-vis de la jouissance (ou plutôt de la perte de jouissance que comporte sa position désirante), de se positionner subjectivement et d’en prendre acte : devoir éthique qui en appelle à une responsabilité du sujet.

L’éthique de la psychanalyse est une éthique du sujet : Wo Es war, soll Ich werden.

Ces considérations nécessiteront un questionnement rigoureux ; soulignons toutefois que cette voie a déjà été ouverte par Lacan dans son séminaire L’éthique de la psychanalyse.

L’École aura à soutenir un discours qui ne fasse aucun compromis sur son éthique, c’est-à-dire qui ne cherchera pas à s’adapter à la politique ambiante – à moins de vouloir psychologiser la psychanalyse, ce qui se voit si souvent. Ce qui ne veut absolument pas dire que l’École n’ait pas à prendre position à l’égard de sa place dans le champ social, bien au contraire.

Débat de notre dernière rencontre

Le débat portait sur la conduite à laquelle un analyste – l’analyste qui sera membre de l’ELM – doit se soumettre. Plus précisément, le débat tournait autour de deux positions :

1) l’analyste est soumis à certaines règles (l’analyste ne doit pas...). Position s’appuyant sur une politique du Bien, où inévitablement intervient un cadre imaginaire (cf. l’altruisme) ;

2) l’analyste est soumis à une position éthique, position dictée cette fois-ci par des statuts, l’accent portant sur des visées à atteindre.

Soulignons que dans les deux cas, la ligne de conduite est assujettie à la loi : loi politique dans un cas, loi du signifiant dans l’autre. Toute loi toutefois, comme le démontre Lacan dans son commentaire des commandements bibliques, se réduisant aux lois de la parole : la loi représente les conditions de la mise en place de la structure.

Définissons provisoirement l’éthique comme une position subjective dans laquelle est inscrite la Loi du signifiant (cf. Introduction au séminaire sur “ la lettre volée ”, in Écrits, pp. 44-61), dont la mise en place relève de l’acte (cf. Antigone, ou plus simplement, certains actes auxquels un sujet a à poser durant sa vie).

Revenons à la cure analytique. L’éthique analytique touche à la fois l’analyste et l’analysant, mais de manière différente : l’analysant est convié à l’éthique du “ Bien-dire ” ; l’analyste a le devoir de soutenir ce que Lacan a nommé le “ désir de l’analyste ”.

Le désir de l’analyste

Cette question est absolument centrale pour la psychanalyse – et qui plus est pour une école de psychanalyse. Elle demande à articuler la visée d’une analyse (et sa fin), sa conception du transfert et son éthique; bref, elle ne peut contourner la question de l’acte.

La place du psychanalyste répond à son désir – avec cette remarque que le désir de l’analyste n’a rien à faire avec le désir d’être psychanalyste (Lacan).

Qu’est-ce qui soutient le désir du psychanalyste ? Je répondrai simplement : l’expérience éthique qui s’est dégagée pour un analyste de sa propre psychanalyse. Par conséquent, l’analyse personnelle du psychanalyste doit avoir été menée suffisamment loin dans cette expérience ; c’est ici que prend son importance le dispositif de la Passe, comme lieu où est mise à l’épreuve subjective cette expérience.

Qu’est-ce que le désir de l’analyste ? Dans un premier temps, disons que l’analyste désire qu’apparaisse chez son analysant un désir qui soit le moins possible aliéné. Donc le désir de l’analyste serait une abstention de désir !, ceci afin de ne pas empiéter sur l’espace du désir de l’analysant. Il n’en demeure pas moins, toutefois, que l’analyste (voir Lacan, “ La direction de la cure ”, in Écrits) ait à y mettre du sien, de son désir, afin d’atteindre cette visée :

- l’analyste a à diriger la cure (et non l’analysant) – par exemple, il a à appliquer le règle de l’association libre ;

- il a à payer de mots (interprétation), de sa personne (transfert), de son être (acte) ;

- l’analyste a à prendre le désir à la lettre. L’analyste se doit d’être au fait de la structure du désir. Que l’analyste n’occupe pas une position de savoir face à la subjectivité de son analysant ne veut pas dire qu’il soit sans savoir : le savoir du psychanalyste est un savoir sur la structure ; de plus, il a avantage a avoir une culture assez étendue, ne serait-ce, comme nous le rappelait Susanne Hommel, que pour être le plus au fait possible des signifiants circulant dans le champ social et qui ont souvent une incidence dans la vie des analysants.

Prendre à la lettre le désir implique également de la part de l’analyste une réduction optimale des effets imaginaires. Compte tenu du caractère aliénant du moi et de sa fonction de méconnaissance, l’analyste n’a pas à avoir un moi fort : le moi n’a pas a occupé la place de l’analyste.

Si ce n’est pas le moi qui vient occuper la place de l’analyste, qu’est-ce alors ?

La place de l’analyste

Je me limiterai à souligner certains points de repère qui auront à être repris.

La place de l’analyste se situe dans le cadre du transfert. Elle s’incarne de deux positions : l’objet a et le signifiant du Nom-du-Père.

Le trajet (transférentiel) d’une analyse se ponctue du passage du sujet supposé savoir au savoir supposé sujet.

Dès qu’il y a de la parole adressée (ici, à un analyste), il y a effet de transfert. Nécessairement, le lieu de l’Autre (inhérent à l’activité de parole) se trouve habillé des habits de l’analyste. L’Autre, en la personne de l’analyste, est supposé par l’analysant savoir. C’est même à ce lieu qu’il est attendu – l’attente d’une interprétation qui fasse disparaître le symptôme, par exemple.

L’analyste n’a pas, de son propre chef, à tenir la place du sujet supposé savoir ; il a, par contre, à soutenir cette place quand l’analysant la lui assigne, mais seulement pour mieux, à temps venu, s’y soustraire : l’analyste ne tient pas la place de l’Autre parce que l’Autre est marqué, tout comme le sujet, d’un manque radical.

Grand Autre barré, tel pourrait s’écrire, peut-être, le mathème du désir de l’analyste. La positivisation de ce trou en l’Autre correspondrait-il au Nom-du-Père ?

À ce lieu du manque en l’Autre vient chez l’analysant se loger ce que Lacan a nommé l’objet a. Objet corporel, qu’incarne l’analyste, qui obture la faille de l’Autre et par conséquent celle du sujet. L’analyste a à supporter cette place afin qu’une séparation[1] de cet objet s’opère pour l’analysant (mettant fin, par exemple, à une identification à cet objet[2]) et afin qu’un savoir puisse s’articuler pour lui de cette position subjective : savoir supposé sujet.

Ainsi, la conduite éthique fondamentale de l’analyste correspond à un évidement du grand Autre. L’analyste n’a pas à tenir la place de l’Autre : l’analyste n’est ni un maître, ni un dieu, Lacan le compare plutôt au saint[3].

En terminant, dois-je resouligner à nouveau l’incompatibilité qu’il y a entre l’éthique analytique (avec la responsabilité subjective qu’elle implique pour l’analyste) et une ligne de conduite dictée par une série de règles. Plutôt que de se demander si un analyste a enfreint une règle, il me semble plus “ analytique ” de se demander s’il a agi en conformité avec la place que son éthique lui assigne. Cette attitude étant valable à la fois à l’intérieur de la cure qu’à l’intérieur d’une école analytique, à condition, bien sûr, que le lien social des membres de cette école relève du discours analytique.

21-1-97


[1] Séparation, au sens logique : une pratique de la coupure demanderait ici à être finement articulée.

[2] Ou encore, ce qu’a épinglé Lacan du terme de “ traversée du fantasme ” ; le fantasme étant ce dispositif imaginaire bouchant le trou de l’Autre avec l’objet a.

[3] “ Un saint, pour me faire comprendre, ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite. Ce pour réaliser ce que la structure impose, à savoir permettre au sujet, au sujet de l’inconscient, de la prendre pour cause de son désir. ” (Lacan, in Télévision, p. 28)