Les principes fondamentaux de la clinique psychanalytique Après avoir fait un premier tour des principaux lieux de la structure, nous nous pencherons sur les principes fondamentaux de la clinique psychanalytique, rien de moins ! Non pas pour les réinventer, mais parce que le parcours de cette question est nécessaire pour le psychanalyste, ne serait-ce que pour le maintenir éveillé. La clinique psychanalytique – soit « ce qu’on dit
dans une psychanalyse » – n’est pas sans poser difficultés.
Comment en parler et en rendre compte sans écraser ce qu’elle
cherche à cerner ? Comment le psychanalyste ne retrouve-t-il
pas, dans ce qu’il entend, ce qu’il a d’emblée
posé qu’il y trouverait ? N’est-il pas de la tâche du psychanalyste d’articuler
un savoir issu de sa lecture du réel de l’expérience
subjective à laquelle le convie sa pratique ? Pour y parvenir,
ne doit-il pas se servir du savoir qui le précède (ce
que l’on appelle « théorie ») à condition
de s’en passer ? C’est à ce travail que nous allons nous attarder. En filigrane à toutes ces questions, celle, centrale, du désir du psychanalyste se dessine : sur quoi s’appuie son désir d’entendre et de poser un acte… analytique ?
Séance du 13 octobre 2000 Ce séminaire prend racine d’un certain embarras à propos du terme clinique, mot qui est devenu un peu fourre tout. Plus je me penche à interroger ce qu’il en est de la clinique, plus son évidence s’évapore. Il s’agit donc d’évider la question, et par conséquent, d’y mettre au travail mon ignorance. Commençons en abordant largement la question. Que recouvre ce que l’on entend généralement par clinique ? Sur le plan du discours courant, clinique renvoie à un lieu de traitement : une clinique médicale, une clinique de beauté, j’ai même vu dernièrement l’annonce d’une clinique du canapé !, peut-être y réparait-on les divans d’analystes. On a aussi recours à ce terme en l’opposant à la théorie. La clinique serait ce qui est plus près du vrai de l’expérience alors que la théorie serait un savoir abstrait et généralisable de cette expérience. La bêtise va jusqu’à parler d’analystes cliniciens et d’analystes théoriciens. Ce qui est bête, c’est de les séparer alors qu’ils sont plutôt comme le recto et le verso d’une même surface. La question demeure d’identifier ce qui fait demi-torsion et permet la mise en continuité. Selon qu’il soit utilisé comme adjectif ou comme substantif, le registre du sens de la clinique varie : présentation clinique, psychologie clinique, intuition clinique, entités cliniques / la clinique analytique (ou psychiatrique, psychologique…), la clinique différentielle. La clinique est souvent définie par son objet : une clinique du signifiant, du désir, de l’affect, de la pulsion… Définir ainsi la clinique ravale, me semble-t-il, la spécificité de la clinique analytique. Y a-t-il des objets à la clinique analytique ou un objet ? Quelques constats maintenant. En premier lieu, nous ne pouvons pas ne pas reconnaître qu’il y a une difficulté à rendre compte de la clinique (au sens ici où généralement on entend ce terme, c’est-à-dire rendre compte de l’expérience analytique). Cette difficulté est intrinsèquement liée à la clinique analytique. Les problèmes commencent lorsque cette difficulté n’est pas prise en considération, lorsque les « vignettes cliniques » servent à faire écran à cette limite interne à la clinique. N’est-il pas fréquent de lire ou d’entendre des présentations de cas clinique où le « matériel clinique » sert à justifier tel concept. On assiste a un curieux renversement : enseigner un savoir à l’aide d’un cas clinique plutôt que de tirer enseignement de ce cas. Ou pire encore, présenter la clinique comme un moyen de promotion, de marketing, de la psychanalyse. Autre cas de figure, l’analyste qui, pour s’éloigner d’une position théorique, présente un « cas clinique » en croyant être plus près de l’expérience. Comme si son écoute n’était pas filtrée par un discours, comme s’il pouvait se situer hors discours et qu’il était tout ouïe aux paroles et affects de son patient ! Autre constat encore, la difficulté qu’a la psychanalyse à faire valoir la spécificité de sa clinique. D’un côté vis-à-vis la science – disons plutôt la clinique scientifique, par exemple, la médecine – qui reproche à l’analyse un manque d’objectivité ; l’analyste peut interpréter de n’importe quelle manière un matériel clinique, il aura toujours raison – critique que l’on adressait déjà à Freud. De l’autre côté, vis-à-vis la religion – clinique religieuse, j’inclus ici pour une large part la psychothérapie –, clinique qui est orientée par la croyance à l’existence de l’Autre (idéologie). Cette difficulté de la clinique analytique se redouble par le fait que la psychanalyse soit une réponse tant à la science qu’à la religion. Sans la science et la religion, la psychanalyse n’aurait jamais vu le jour. Un travail serait à faire sur l’espace où se recouvrent et se démarquent la psychanalyse d’avec le champ de la science et celui de la religion. Un dernier constat. Clinique, théorie, pratique, éthique, discours, dispositif, technique, expérience : tous ces termes sont couramment utilisés pour rendre compte de la psychanalyse, et à l’occasion de manière confuse. Ils sont bien sûr liés entre eux, mais ils ne se recouvrent qu’en partie. Il y a intérêt, me semble-t-il, à bien les distinguer sans tomber dans l’excès de catégorisation. Ainsi l’association libre, et surtout les conséquences que produit ce déploiement de la parole, constitue le propre du dispositif analytique, voire de la méthode freudienne. La technique n’est finalement qu’un moyen de relancer et faire résonner le dispositif – à ce titre, le divan n’est qu’un artifice technique. La pratique concerne essentiellement la parole, parole se déployant dans l’espace du transfert (ce dernier étant un effet de l’association libre) : on a donc la tâche analysante d’un côté et la réponse de l’analyste (interprétation, scansion…) de l’autre. Pour ce qui est de l’expérience, disons simplement que c’est ce qui se passe entre un analyste et un analysant. L’éthique, pour sa part, est ce qui oriente la pratique (la réponse de l’analyste). Ici, la frontière est mince entre le discours analytique et son éthique – tout discours est vectorialisé par une éthique. La théorie articule, quant à elle, un savoir de la pratique permettant ainsi un enseignement, mais surtout, permettant à l’analyste de s’y retrouver un peu ! Alors, comment à travers cette série, situer la clinique ? Réservons notre réponse. * * L’étymologie de la clinique est bien connu : « qui concerne le lit » ; « incliné au chevet du malade » ; puis, qui s’établit d’après l’observation directe du malade ». Je reviendrai plus loin sur ce lit et ses équivoques. Pointons pour l’instant que la clinique est issue du discours médical. Je pense d’ailleurs que la clinique analytique ne s’est toujours pas détachée de sa source – le peut-elle ? Dans « Psychanalyse et médecine », Lacan souligne deux traits que l’analyste et le médecin partagent :
Mais l’éthique (le discours) qui oriente leur réponse devant la demande et la jouissance du corps, diffère. Là où il est question d’observation chez le médecin, il est question de lecture chez l’analyste. Voilà qui sera sans doute une question récurrente cette année : que veut dire lire ? Pourtant l’analyste est également appelé à entendre, à écouter, à voir. Néanmoins, je pose que la clinique analytique soit un lieu de lecture. Je dirai même davantage : la clinique analytique fait lecture du réel de l’expérience subjective du parlêtre. Je viens ici de faire un saut abrupt en introduisant de nouveaux termes que nous aurons à cerner cette année : le réel, la subjectivité, le parlêtre. Qu’est-ce que la clinique ? Une manière de lire, une manière de lire qui fait discours. Qu’est-ce qui est à lire ? Un texte. S’agit-il d’un texte signifiant, d’un texte affectif, d’un texte littéral, d’un texte objectal, d’un texte sémiologique… ? Y a-t-il quelque chose à lire dans ce qui s’entend du discours de l’analysant ? D’où provient ce texte ? Comment repérer le lieu d’où il est produit (écrit) ? Ici, la conférence de Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », pourra peut-être nous offrir quelques indications. Foucault y parle de l’auteur comme fonction, où l’auteur s’efface – cela peut-il se rapprocher de l’évanouissement du sujet ? Avec cette idée de la clinique comme lecture – que nous aurons à mettre à l’épreuve durant l’année – nous tenons un fil avec lequel interroger la spécificité de la clinique, un fil à trois ficelles : 1) manière de lire ; 2) ce qui est à lire ; 3) lieu de production de ce qui est à lire. Je vous propose un autre fil. Je suis parti de cette question : y aurait-il quelques principes fondamentaux, nécessaires et suffisants, pour que tienne, comme tient un nœud borroméen, une clinique spécifiquement psychanalytique ? Qui ferait qu’en en enlevant un (en ne le prenant pas en compte), cette clinique ne tient plus, qu’elle devient une clinique sauvagement analytique. Ces principes qui feraient tenir la clinique analytique, pourraient-ils être élevés au rang d’un paradigme ? Voici mon hypothèse : il y aurait trois dimensions spécifiant la clinique analytique (voire toute clinique) : la dimension de la vérité, celle du savoir et celle de la jouissance. Sans une troisième dimension, une clinique n’aurait pas de perspective. Tout comme la triade imaginaire-symbolique-réel qui ajoute de la précision aux définitions des principaux concepts analytiques, la vérité, le savoir et la jouissance peuvent être considérés comme trois valences liées à la lectures des différents enjeux que nous présente l’analysant. Ces trois valences peuvent même se retrouver à lire dans une même manifestation. Prenons simplement le symptôme, qui constitue souvent la carte d’entrée d’une analyse. Le symptôme n’incarne-t-il pas la modalité de jouissance du sujet ; mais aussi, n’est-il pas le lieu où on y retrouve déposée une part de sa vérité ; et finalement, ne représente-t-il pas la métaphore du savoir qui échappe au sujet ? On retrouve d’ailleurs ces trois dimensions dans une définition que Lacan donne du symptôme :
Pour paraphraser Lacan (« La clinique c’est le réel en tant qu’il est impossible à supporter »), je dirais la clinique constitue une réponse à l’insupportable du réel que mettent en jeu ces trois dimensions. Un peu dans l’esprit de la triade freudienne d’inhibition, symptôme et angoisse, posons cette autre triade – vérité, savoir et jouissance – en tant qu’elles entretiennent un lien d’hétérogénéité. J’ai fait un tableau sur lequel j’ai inscrit certains traits que l’on peut associer à ces trois dimensions. Ce tableau est un prétexte, un hors d’œuvre, qui pourra nous servir à mieux interroger l’articulation de ces trois dimensions
Je commente brièvement les sept étages du tableau. 1- Là où la vérité est à aborder avant tout comme un lieu, et non comme un contenu, le savoir l’est comme une articulation (cf. signifiance) et la jouissance comme une « substance » (cf. Lacan dans Encore et Les non-dupes errent), substance pour souligner que la surface sur laquelle la jouissance s’inscrit est le corps. 2- Par conséquent, le champ à l’intérieur duquel se déploie la vérité, le savoir et la jouissance sont respectivement : la parole, le langage et le corps. 3- À l’intérieur de ces champs, la vérité prend diverses figures : mensonge, tromperie, dénégation… ; le savoir prend principalement la forme du symptôme ; pour ce qui est de la jouissance, limitons-nous pour aujourd’hui à parler de modalités de jouissance (le spectre est trop large : pulsion de mort, phénomène psychosomatique, sublimation…). 4- La dimension de la vérité interroge plus particulièrement la question du désir ; celle du savoir, la question de l’amour (transfert) ; celle de la jouissance, la question de la ou l’(in)satisaction. 5- Ces trois dimensions rencontrent une limite (l’insupportabilité) : le mi-dire pour la vérité, l’insu pour le savoir et le plaisir comme barrière à la jouissance. 6- Pour traduire autrement cette limite : il y a une impuissance de la parole à atteindre la vérité ; une incomplétude du savoir sur laquelle procède l’amour ; un impossible de la jouissance (ou castration) fondant le rapport au sexe, soit le non-rapport sexuel. 7- Cherchant à répondre à ce que lui veut l’Autre (Che Vuoi?), le sujet est intéressé par la vérité ; par sa subjectivité, le sujet répond à l’incomplétude du savoir ; et la vie (celle qui ne relève pas de l’organisme), le sentiment d’ex-sistence, ne sont-ils pas ce qui répond à la rencontre de la jouissance ? Nous tâcherons donc de mieux définir le réel en jeu de ces trois dimensions. Celles-ci recouvrent-elles les différents registres qui sont à lire dans la clinique analytique ? Elles semblent à première vue couvrir une large part de la subjectivité. Ainsi, la vérité pose principalement pour le sujet la question de son rapport à la parole ; le savoir lui pose celle de son rapport à l’Autre ; puis la jouissance lui pose celle de son rapport au corps. Tant la triade imaginaire-symbolique-réel est chez Lacan omniprésente, tant ai-je le sentiment que la triade vérité-savoir-jouissance est présente dans l’enseignement de Lacan mais plus discrète. Lacan cherche de diverses manières à cerner « quelque chose » (le propre de la clinique analytique ?) à l’aide d’une articulation entre trois termes, qui se réduisent à mon avis aux trois dimensions dont je parle. En voici quelques indications :
(L'acte psychanalytique, séance du 6 décembre 1967) (Encore, séance du 20 mars 1973) Il est aussi possible, avec nos trois dimensions, de lire la subversion qu’a produite Freud dans le champ de la clinique. Là où le savoir défaille (lieux des formations de l’inconscient), là donc où le sujet est impossible à réduire à un signifiant, la vérité apparaît. La parole étant impuissante à signifier cette vérité, ce qui l’excède s’inscrit répétitivement sur le corps : pulsion de mort, jouissance. * * Avant de terminer, je reviens sur le lit de la clinique en jouant sur ses homophonies pour y situer nos trois dimensions qui s’y déploient : le lit de la jouissance où se lie le savoir et s’en extrait la lie, son résidu de vérité. Dans deux semaines nous commencerons à interroger les questions que je vous ai soumises aujourd’hui d’un point de vue historique. J’ai pensé de nous arrêter sur un ouvrage qui m’apparaît incontournable, Naissance de la clinique de Foucault. Pour nous le présenter et le commenter j’ai demandé à Johanne Lapointe de nous en parler et elle a gentiment accepté.
Séance du 27 octobre 2000 Nous allons nous pencher aujourd’hui sur l’histoire de la clinique. Pourquoi ? Si nous voulons arriver à bien marquer les traits spécifiant la clinique psychanalytique, il nous importera de mettre en relief les conditions de son avènement, et ainsi repérer là où elle se pose en rupture par rapport aux cliniques qui l’ont précédée et là où elle les recouvre. La dernière fois j’ai grossièrement appelé ces cliniques : clinique religieuse et clinique scientifique – en anticipant sur la présentation qui va suivre, peut-être que « clinique classique » et « clinique moderne » seraient une manière plus juste de les désigner. Partons de ce fait : le terme clinique est né dans et par le discours médical – ce qui ne veut pas dire qu’il n’existait pas dans d’autres champs de savoir. Voilà pourquoi, sans doute, Lacan dit (je ne me souviens pas où exactement) qu’il y a souvent un psychiatre qui sommeille chez l’analyste ; l’influence des origines de sa clinique déteint sur lui. Raison de plus de s’attarder à ce sur quoi procède l’originalité de sa clinique. Ce détour historique nous aidera ensuite à sa problématisation. Nous pourrions facilement passer toute l’année sur cette question historique, ce n’est pas le but de ce séminaire ; ici d’excellents travaux peuvent être consultés, pour n’en nommer que deux, ceux de Paul Bercherie et de Paul-Laurent Assoun. Pour nous aider à interroger l’originalité de la clinique analytique sur le plan historique et épistémologique, j’ai plutôt pensé au livre de Michel Foucault : Naissance de la clinique. Johanne Lapointe a bien voulu nous présenter et commenter les axes principaux de cet ouvrage.
Johanne Lapointe :
I Un détail historique qui demande une mise en contexte Michel Foucault nous présente un essai (corps vivant) proposant une méthode d’analyse dans le domaine de l’histoire des idées. Tout en s’appuyant sur l’histoire, il traite du développement de l’observation médicale et de ses méthodes sur une période d’un demi-siècle : ± 1750-1800. Avec Foucault nous n’entrons pas dans une genèse des concepts ou conceptions d’une époque, nous ne sommes pas non plus dans la totalisation propres aux conceptions qui constituent l’esprit d’une époque, encore moins dans la continuité évolutive de ces mêmes conceptions. Non avec Foucault nous cherchons plutôt à définir ce à partir de quoi il est possible, à un moment donné, qu’il y ait telle ou telle conception sur tel objet. L’espace où s’inscrit ces possibilités de penser Foucault le nomme épistémé. Il nous présente donc un détail de l’histoire des idées tout comme certains analystes d’art s’intéressent à un détail d’un tableau plutôt qu’au tableau dans sa totalité. Il situe donc la naissance de la clinique à l’intérieur d’une période qui dessine un seuil chronologique : celui du passage de la féodalité à la modernité – passage de la noirceur à la lumière des Lumières. C’est le moment où «tout le fond noir de la maladie vient au jour, c’est-à-dire tout à la fois s’éclaire et se supprime comme nuit, dans l’espace profond, visible et solide, fermé mais accessible, du corps humain». L’invisible s’offre donc à la clarté du regard – les formes de visibilité changent. Le texte est d’ailleurs un mot d’esprit jouant constamment sur ce passage de la noirceur aux Lumières. Marque d’un regard qui s’éclaire. Nous parlons ici de la période des années 1751-1772. Années qui revêtent une importance caractéristique : Montesquieu publie son De l’esprit des lois (1748), Rousseau son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754) enfin Diderot publie le premier tome de l’Encyclopédie (1751) dont le onzième volume sortira en 1772. L’Encyclopédie donne une image suffisante de la pensée des Lumières française dont les principaux thèmes sont les suivants : Voir le tableau :
Autre élément important, le XVIIIe siècle est anticartésien. Cela implique que les grands récits soient remplacés par un dictionnaire où le savoir est rangé par ordre alphabétique (les encyclopédistes). Nous verrons quelle place ce nouvel ordre occupera dans la médecine des espèces. L’évidence est remplacée par la certitude expérimentale et l’innéisme idéaliste par l’empirisme. Que signifie pour la science cette rupture avec le cartésianisme ? Voir le tableau :
Le rapport à la nature
Toute cette entrée en matière peut sembler exhaustive mais nous verrons lors des prochains séminaires jusqu’à quel point tous ces facteurs entrent en ligne de compte dans la naissance de la clinique. Le nouvel esprit médical de la fin du XVIIIième siècle est lui aussi partie prenante d’une réorganisation épistémologique de son époque. Il s’agit ici d’une « réorganisation épistémologique de la maladie où les limites du visible et de l’invisible suivent un nouveau dessein ». L’invisible de la maladie vient de surgir dans la lumière du langage. Ce changement a contribué à structurer la connaissance singulière de l’individu malade. Ce qui a rendu possible l’expérience clinique comme forme de connaissance, c’est toute une réorganisation du champ hospitalier, une nouvelle définition du statut du malade dans la société et l’instauration d’un certain rapport entre l’assistance et l’expérience, le secours et le savoir qui était nécessaire. Pour cela il était nécessaire : D’envelopper le malade dans un espace homogène et collectif ; D’ouvrir du langage à un domaine nouveau : celui d’une corrélation perpétuelle et objectivement fondée du visible et de l’énonçable : dire ce que l’on voit : donner à voir en disant ce qu’on voit, formule de description et à la fois geste de dévoilement. Ce dévoilement impliquait l’espace discursif du cadavre : l’intérieur dévoilé. Dans cette structure nouvelle s’articulent l’espace, le langage et la mort, condition historique de la médecine qui se donne et que nous recevons comme positive. C’est lorsque la mort s’est intégrée épistémologiquement à l’expérience médicale que la maladie a pu se détacher de la contre-nature et prendre corps dans le corps vivant des individus. Le sensible, trouve enfin dans la mort la loi de son discours. Elle donne à voir, dans un espace articulé par le langage, la profusion des corps et leur ordre simple. Des cadavres ouverts de Bichat à l’homme freudien, un rapport obstiné à la prescrit à l’universel son visage singulier et prête à la parole de chacun le pouvoir d’être indéfiniment entendue; l’individu lui doit un sens qui ne s’arrête pas avec lui. II Espace, langage et mort : il est question d’un regard
La naissance de la clinique serait liée au passage d’un texte qui parle le langage des fantasmes (spéculations par exemple) sans support perceptif en un texte de constante visibilité guidant ainsi notre regard. Arguments Une expérience fondamentale au niveau de l’espace, du langage et de la mort modifie le regard. Espace Les puissances d’un espace visionnaire auraient été déplacées et encloses dans la singularité du malade c’est-à-dire du côté des symptômes subjectifs qui définit pour le médecin non plus le mode de la connaissance mais le monde des objets à connaître. Le lien fantastique du savoir et de la souffrance est alors assuré par une voie plus complexe que la simple perméabilité des imaginations : la présence de la maladie dans le corps, ses tensions, ses brûlures et
- tout l’envers noir (l’insu) du corps tapissé de longs rêves sans yeux sont à la fois contestés dans leur objectivité par le discours réducteur du médecin et fondé comme autant d’objets pour son regard positif. - Les figures de la douleur ont été redistribuées dans un espace où se croisent les corps et les regards. - Ce qui a changé c’est la configuration où le langage prend appui, le rapport de situation et de posture entre ce qui parle et ce dont on parle. Langage La question ici est la suivante : à partir de quel moment peut-on reconnaître que langage s’est mué en discours rationnel ? À partir de quelle modification sémantique ou syntactique ? Méthodologie Pour saisir la mutation du discours il faut interroger autre chose que les contenus thématiques ou les modalités logiques s’adresser à cette région où les « choses » et les « mots » ne sont pas encore séparés, là où manière de voir et manière de dire s’appartiennent encore. Il faut questionner la distribution originaire du visible et de l’invisible dans la mesure où elle est liée au partage de ce qui s’énonce et de ce qui est tu. Apparaîtra alors, en une figure unique, l’articulation du langage médical et de son objet. Il faut se placer au niveau de la spatialisation et de la verbalisation fondamentales du pathologique, là où prend naissance et se recueille le regard loquace que le médecin pose sur le corps/cœur vénéneux des choses.
III Passage de la médecine classique à la médecine moderne Fin du XVIIIe La médecine se prend à réfléchir sur elle-même. Elle identifie alors l’origine de sa positivité à un retour, par delà la théorie, au perçu. Cet empirisme présumé repose sur une réorganisation de cet espace manifeste et secret qui fut ouvert lorsqu’un regard millénaire s’est arrêté sur la souffrance des hommes.
Voir consiste à laisser à l’expérience sa plus grande opacité corporelle : le solide, la densité des choses ont des pouvoirs de vérité liés à la lumière. Donc regard empirique qui met leur nuit à jour.
Toute la lumière est passée du côté du mince flambeau de l’œil qui tourne autour des volumes et dit leur lieu et leur forme.
Le discours rationnel s’appuie – sur la géométrie de la lumière autant que sur l’épaisseur indépassable de l’objet – ceci constitue à la fois la source, le domaine et la limite de l’expérience – les bords de l’objet ou encore les abords de l’objet.
Le regard n’est plus réducteur, mais fondateur de l’individu dans sa qualité irréductible et c’est par-là qu’il devient possible d’organiser autour de lui un langage rationnel.
L’objet du discours peut aussi bien être un sujet, sans que les figures de l’objectivité en soient pour autant altérées.
C’est cette réorganisation formelle et en profondeur qui a ouvert la possibilité d’une expérience clinique.
Début du XIXe
Les médecins ont décrit ce qui pendant des siècles, était resté au-dessous du seuil du visible et de l’énonçable.
Ce n’est pas qu’ils se soient remis à percevoir après avoir trop longtemps spéculé, on à écouter la raison mieux que l’imagination.
C’est que le rapport du visible à l’invisible, nécessaire à tout savoir concret, a changé de structure et fait apparaître ainsi sous le regard et dans le langage ce qui était en deçà et au-delà de leur domaine déterminant ainsi un espace définissant l’objet du savoir médical.
Prend place alors le geste précis, mais sans mesure quantitative, qui ouvre pour le regard la plénitude des choses concrètes, avec le quadrillage menu de leurs qualités : Voilà ce que fonde une objectivité plus scientifique.
Les formes de la rationalité médicale s’enfoncent dans l’épaisseur de la perception en offrant le grain des choses, leur couleur, leurs taches, leur dureté, leur adhérence.
L’espace de l’expérience s’identifie au domaine du regard attentif : l’évidence des seuls contenus visibles.
L’œil devient le dépositaire et la source de clarté : il fait venir au jour une vérité qu’il ne reçoit que dans la mesure où il lui a donné jour. En s’ouvrant, il ouvre le vrai d’une ouverture première. CLARTÉ CLASSIQUE, PASSAGE DES LUMIÈRES, PUIS XIXe.
Ainsi pour Descartes et Malebranche voir = percevoir. Il s’agissait en quelque sorte, sans dépouiller la perception de son corps sensible, de la rendre transparente pour l’exercice de l’esprit. « La lumière, antérieure à tout regard, était l’élément de l’idéalité. »
Séance du 24 novembre 2000
Poursuite de l'exposé de Johanne Lapointe sur l'ouvrage de Foucault, Naissance de la clinique, qui traitera plus particulièrement du premier chapitre "Espaces et classes".
Johanne Lapointe :
I Espace et classe – de la médecine classificatrice Ce chapitre traite de la spatialisation de la maladie dans le corps par la médecine. Le corps - Espace d’origine et de répartition de la maladie ; le corps, un corps solide et visible, corps géométrique avec ses surfaces, ses volumes, ses lignes tout cela fixé selon une géographie familière sorte d’atlas anatomique ; - Mais cela ne constitue qu’une des manières de spatialiser le corps ; chaque courant de pensée dans le domaine pathologique impose à la maladie une configuration dont les exigences spatiales ne sont pas celles de la géométrie classique ; - La spatialisation de la maladie n’est pas sans lien avec les distributions du mal. Visée de la médecine des espaces de la classification - Permettre une coïncidence exacte du « corps » de la maladie et du « corps de l’homme » malade. - Cette coïncidence n’est qu’une donnée historique et transitoire. Elle ne constitue une donnée historique que pour nous. - Dans les faits la superposition de l’espace de configuration de la maladie et de l’espace de localisation ne se produisit que pendant une très courte période : celle de la médecine du XIXe – période accordée à l’anatomie pathologique. Époque de la suzeraineté du regard L’expérience lit d’un coup les lésions visibles de l’organisme et la cohérence des formes pathologiques. Ainsi le mal est articulé très exactement sur le corps et sa distribution se fait par des distributions logiques de jeu de masses anatomiques. « Ainsi le « coup d’œil » n’a plus qu’à exercer sur la vérité qu’il découvre là où elle est un pouvoir qu’il détient de plein droit. » Regard – Vérité – Pouvoir À propos de la médecine classificatrice « Ne traitez jamais une maladie sans vous être assuré de l’espèce. » (Gilibert) - La règle classificatrice domine la théorie médicale et la pratique ; - Elle est une logique immanente des formes morbides ; - Elle est le principe de leur déchiffrement et la règles sémantique de leur définition; règles infaillible par ce que investit d’une saine logique. - « Avant d’être prise dans l’épaisseur du corps, la maladie reçoit une organisation hiérarchisée en familles, genres et espèces. » - Organisation en tableau, qui constitue une métaphore spatiale rendue possible par une supposition, celle d’une certaine configuration de la maladie. - Cette configuration implique une figure des maladies qui n’est ni de l’ordre de l’enchaînement des effets et des causes, ni la série chronologique des événements ni son trajet visible dans le corps humain. - C’est une organisation qui déplace vers les problèmes subalternes la localisation dans l’organisme en définissant un système fondamental des relations : jeu des enveloppements, jeu des subordinations, jeu des partages, des ressemblances ; - C’est cela qui crée l’espace, espace comme surface d’un plan dont la verticale concerne les implications et l’horizontale les homologies ; - L’espace en question est profond, antérieur à la perception en fait c’est cet espace qui commande les perceptions par les lignes qu’il croise, les masses qu’il distribue ou hiérarchise. La maladie émerge alors sous le regard, insère ses caractères dans un organisme vivant. Principe de configuration primaire de la maladie – espace historique La maladie se donne dans une expérience historique par opposition au savoir philosophique. Est historique la connaissance qui circonscrit la maladie par ses phénomènes contrairement à une expérience philosophique qui dont la connaissance relève d’une mise en question de l’origine, des principes et des causes. Espaces où les analogies définissent les essences : les tableaux sont ressemblants, mais ils se ressemblent aussi - La distance qui sépare une maladie d’une autre se mesure au dégradé de leur ressemblance sans qu’intervienne l’écart logico-temporelle de la généalogie ; - C’est le profil général qui se découpe sous des formes particulières. À l’intérieur de cette parenté, s’établissent des écarts mineurs ; - La distribution perspective n’existe pas pour le regard classificateur qui est sensible aux seules répartitions de surface : là où le voisinage n’est pas défini par des distances mesurables mais par des analogies de formes ; - Quand ses analogies franchissent le seuil de la simple parenté elles accèdent à l’unité d’essence ; - Donc espace simultané où les formes distribuées par le temps se rejoignent et se superposent, la parenté se replie en identité ; - Dans un monde plat, homogène, non métrique, il y a de la maladie essentielle seulement là où il y a pléthore d’analogies. La forme de l’analogie découvre l’ordre rationnel des maladies - Quand on perçoit une ressemblance on commence à déchiffrer l’ordonnancement intelligible des maladies ; - Le voile se lève sur le principe de leur création, c’est l’ordre général de la nature ; - Celui qui observe attentivement l’ordre des symptômes dans la maladie aura raison de croire que cette maladie est une espèce comme une plante en constitue une ; - Importance du modèle botanique pour la pensée médicale est double : Permet le retournement du principe des analogies, des formes en loi de production des essences. L’attention perceptive du médecin communique de plein droit avec l’ordre ontologique qui organise de l’intérieur, le monde de la maladie et ce avant toute manifestation de celle-ci. L’ordre de la maladie est calquée sur le monde de la vie : mêmes structures, mêmes formes de répartition, même ordonnance. La rationalité de la vie = la rationalité qui la menace – dans un ordre naturel qui leur est commun, elles s’emboîtent, se superposent. Dans la maladie, on reconnaît la vie puisque c’est la loi de la vie qui fonde, de surcroît, la connaissance de la maladie – essence nosologique sans résidu. Il s’agit d’espèces à la fois naturelles et idéales - Naturelles parce que les maladies y énoncent leur vérité essentielles ; - Idéales par ce qu’elles ne sont jamais données dans l’expérience sans altération ni trouble. Il y a cependant des perturbations possibles : 1ère perturbation : le malade lui-même - Pour connaître la vérité du fait pathologique, le médecin doit abstraire le malade ; - Le malade n’est par rapport à ce dont il souffre, qu’un fait extérieur ; - La lecture médicale doit donc le mettre entre parenthèse ; - Connaître la structure interne du corps mais pour le soustraire et libérer sous le regard du médecin la nature et la combinaison du symptôme qui accompagnent la maladie. 2ième perturbation : le médecin - Son intervention est violence, si elle n’est pas soumise à l’ordonnance idéale de la nosologie ; - Le regard du médecin. ne s’adresse pas d’abord à un corps concret, à cette plénitude positive qui est en face de lui : le malade ; - Son regard s’adresse à des intervalles de nature, à des lacunes et à des distances où apparaissent comme en négatif les signes de différenciation d’une maladie par rapport à une autre ; - Grille de lecture qui cache le malade réel et qui retient toute indiscrétion thérapeutique. 3ième perturbation : le remède - S’il est administré trop tôt, il brouille l’essence de la maladie ; - Il l’empêche d’accéder à sa vrai nature et rend la maladie irrégulière, il la rend intraitable : - Les commencements de la maladie sont faits pour en connaître sa classe, son genre, son espèce. Donc dans l’espace rationnel de la maladie, médecin et malades sont tolérés comme autant de brouillages à éviter. Paradoxe : le rôle de la médecine consiste à neutraliser ces perturbations, à maintenir entre elles un maximum de distance pour : - Préserver la configuration idéale de la maladie ; - Pour que cette configuration devienne forme concrète, libre, totalisée en un tableau immobile, simultané, sans épaisseur ni secret : c’est là que la reconnaissance s’ouvre d’elle-même sur l’ordre des essences. La pensée classificatrice se donne un espace essentiel. La maladie n’existe que dans cet espace, puisqu’il la constitue comme nature. Le bel espace plan, portrait, c’est à la fois l’origine et le résultat dernier. Le regard de la médecine : - Est pris dans une spirale indéfinie puisque son travail consiste à rejoindre sa propre condition en passant par un chemin où elle doit effacer chacun de ses pas ; - Il s’adresse à ce qu’il y a de visible en la maladie mais cela à partir du malade qui cache ce visible en le montrant ; - Ce regard doit donc reconnaître pour connaître. Il ne va jusqu’à la vérité de la maladie qu’en la laissant gagner sur lui, en permettant au mal d’achever lui-même, dans ses phénomènes, sa nature. La maladie, repérable sur le tableau, apparaît à travers le corps. Elle y rencontre un espace dont la configuration est toute différente : volumes et masses, formes visibles de la maladie. - Comment l’espace plat, homogène des classes peut-il devenir visible dans un système géographique de masses différenciées par leur volume et leur distance ? - Comment la maladie qui se définie par sa place dans une famille peut-elle se caractériser par son siège dans un organisme ? Il s’agit de ces figures complexes et dérivées par lesquelles l’essence de la maladie, avec sa structure en tableau, s’articule sur le volume de l’organisme et prend corps en lui. C’est le problème de la spatialisation secondaire du pathologique : - L’attente d’un organe n’est jamais absolument nécessaire pour définir une maladie ; - Les organes sont les supports solides de la maladie jamais ils n’en forment les conditions indispensables; - Le rapport de l’affection à l’organisme ne procède pas d’un espace commun préalablement défini ; - Dans cet espace corporel où elle circule librement, la maladie subit métastases et métamorphoses. Le déplacement la remodelant en partie. - La redistribution anatomique de la maladie ne modifie pas sa structure essentielle ; la sympathie assure le jeu entre l’espace de localisation et l’espace de configuration : elle définit leur liberté réciproque et les limites/seuil de celle-ci : un rapport pouvant s’établir de maladie en maladie qui est de causalité sans être de parenté et ce au-delà des homologies et du transfert sympathique. - Le corps est le lieu d’une juxtaposition, d’une succession, d’un mélange d’espèces différentes : - Ceci n’est pas sans amener des complications ; - Les formes mixtes d’où l’idée d’une causalité, qui se manifeste dans un léger décalage ; - Aucune translation sympathique ne peut franchir l’écart des espèces et la solidarité des symptômes ne suffit pas à constituer une unité qui répugne aux essences ; - Il y a donc une causalité internosologique (rôle inverse de la sympathie). Elle assure les simultanéités et les entrecroisements qui mélangent les puretés essentielles. Le temps - Il joue un rôle limite dans cette pathologie. On admet qu’il y a une durée à la maladie mais celle-ci, numériquement fixée fait partie de la structure essentielle de la maladie ; - Le temps est donc intégré comme constante nosologique non pas comme variable organique. La qualité - C’est ce qui fait communiquer le « corps » essentiel de la maladie avec le corps réel. Donc ce ne sont pas les points de localisation, ni les effets de la durée ; - Il y a, entre la maladie et l’organisme, des points de raccord bien situés mais il s’agit des secteurs où la maladie sécrète ou transpose ses qualités spécifiques ; - L’ensemble qualitatif caractérise la maladie, se dépose sur un organe qui sert de support aux symptômes ; - Ainsi la maladie et le corps ne communiquent que par l’élément non spatial de la qualité ; - On s’éloigne de la quantité pour s’approcher de la qualité pathologique ; - La perception de la maladie dans le malade suppose donc un regard qualitatif – perception des variantes ; - Et le regard médical, ouvert à ses qualités ténues, devient attentif nécessairement à toutes leurs modulations ; - La lecture de la maladie dans ses caractères spécifiques repose sur une forme nuancée de la perception ; - En quoi consiste cette singularité ? Les histoires particulières Les effets de multiplication provoqués par les variations qualitatives des qualités essentielles qui caractérisent les maladies. Ainsi l’individu malade se rencontre au point où apparaît le résultat de cette multiplication Paradoxe : Pour connaître la maladie, il faut soustraire l’individu avec ses qualités singulières – l’individu est un élément négatif, le malade c’est la maladie ayant acquis des traits singuliers. Dans la spatialisation primaire La médecine des espèces situe la maladie sur une plage d’homologies où l’individu ne pourrait recevoir de statut positif. La spatialisation secondaire - Exige une perception aiguë du singulier, affranchie des structures médicales collectives, libre de tout regard de groupe et de l’expérience hospitalière elle-même ; - Médecin et malade sont engagés dans une proximité sans cesse plus grande : - Le médecin un regard qui guette et pénètre ; - Le malade par l’ensemble des qualités irremplaçables qui, en lui, trahissent – c’est-à-dire – montrent les formes ordonnées de la maladie ; - Le regard médical n’a guère de raison de s’attarder, au corps, du moins dans ses épaisseurs et son fonctionnement. La spatialisation tertiaire - C’est l’ensemble des gestes par lesquels la maladie, dans une société, est cernée, médicalement investit, isolée, répartie dans ces régions privilégiées et closes, distribuées à travers des milieux de guérison, aménagées pour être favorables ; - Elle est le lieu de dialectiques diverses : institutions hétérogènes, luttes politiques, revendications et utopies, contraintes économiques, affrontement sociaux ; - En elle, tout un corps de pratiques et d’institutions médicales font jouer les spatialisations première et secondaire avec les formes d’un espace social dont le genèse, la structure et les lois sont de nature différentes ; - Plus l’espace social où la nature « sauvage » de la maladie est complexe plus elle se dénature ; - L’hôpital, comme la civilisation, est un lieu artificiel où la maladie transplantée risque de perdre son visage essentiel : - Liée au contact avec les autres malades qui altère la nature propre de la maladie et en rend la lecture difficile; aucune maladie d’hôpital n’est pure ; - Le lieu naturel de la maladie – c’est le lieu naturel de la vie – la famille. Par ses soins la famille laisse le mal se déployer dans sa vérité – soins à domicile. La médecine des espèces implique donc pour la maladie une spatialisation libre, sans contrainte hospitalière. Son emplacement de naissance et de développement doit fonctionner comme le lieu où elle développe et achève son essence et où elle parvient à son terme naturel : - La mort si telle est la loi ; - La guérison si rien ne vient en troubler la nature ; - Là où elle apparaît, et dans le même mouvement, elle est censée disparaître. Foyer, espace social naturel, ce thème coïncide avec la pensée politique du problème de l’assistance : - Fondations hospitalières : part perpétuelle de la pauvreté ; - Fondations hospitalières : singulière et intangible, doit être dissoute dans l’espace d’une assistance généralisée, dont la société est à la fois la seule gérante et la seule bénéficiaire indifférencié ; - Il faut briser la chaîne de la maladie des maladies et celle de l’appauvrissement perpétuel de la pauvreté en renonçant à créer pour le malade un espace différencié, à protéger la maladie et à préserver de la maladie. Les thèmes des économiste et des médecins classificateurs coïncident en leurs lignes générales : - L’espace de la maladie est un espace ouvert, sans partage ni figure privilégiée ou fixe, réduit au seul plan des manifestations visibles ; - C’est un espace homogène où aucune intervention autre que celle du regard, n’est autorisée, regard qui s’efface en se posant, et d’une assistance dont la valeur réside en un effet de compensation transitoire ; - Espace sans morphologie propre que celle des ressemblances perçue d’individus à individus, et de soins apportés par une médecine privée à un malade privé. Mais poussée à son terme, la thématique s’inverse et la médecine de la perception individuelle, de l’assistance sociale, des soins à domicile, ne peut trouver appui que sur une structure collectivement contrôlée recouvrant l’espace social en son entier.
Séance du 8 décembre 2000 Voir et savoir – observation et expérimentation Hypothèse Foucault avance ici une définition du regard clinique. Il est un acte perceptif sous-tendu par une logique des opérations. Il est analytique parce qu’il reconstitue la genèse de la composition ; mais il est pur de toute intervention dans la mesure ou cette genèse n’est que la syntaxe du langage que parlent les choses elles-mêmes dans un silence originaire. Le regard de l’observation et les choses qu’il perçoit communiquent par un même Logos qui est genèse des ensembles et logique des opérations. Pour appuyer cette thèse Foucault devait définir ce qu’est l’observation, le regard de l’observation et ce par opposition à l’expérimentation. L’observation C’est un regard pur antérieur à toute intervention, fidèle à l’immédiat qu’il reprend sans le modifier ; C’est un regard équipé de toute une armature logique, sans naïveté et d’un empirisme non préparé. Le regard de l’observation Il se garde d’intervenir. Il est muet, sans geste ; L’observation laisse en place : il n’y a rien de caché dans ce qui se donne à elle ; Le corrélatif de l’observation n’est jamais l’invisible mais toujours le visible donné dans son immédiateté après avoir écarté les obstacles : les a priori théoriques, l’imagination. Regard et silence : la pureté du regard est liée à un certain silence : celui qui permet d’écouter les discours bavards des systèmes et d’attendre dans le silence de l’imagination avant de se former un jugement Propriété du regard clinique Le regard s’accomplira dans sa vérité propre et aura accès à la vérité des choses s’il se pose en silence sur elles : si tout se tait autour de ce qu’il voit ; Le regard clinique a cette paradoxale propriété d’entendre le langage au moment où il perçoit un spectacle : ce qui se manifeste à lui est ce qui parle. Opposition entre clinique et expérimentation La clinique parle le langage que l’on entend, que l’on reconnaît alors que dans l’expérimentation la question que l’on pose est aussi celle que l’on impose ; Elle mène à l’expérimentation à la condition qu’elle n’interroge que dans le vocabulaire et à l’intérieur du langage proposé par les choses observées ; Elle est une réponse sans question alors que l’expérimentation est une réponse avec question ; Elle est le résultat ou l’effet alors que l’expérimentation est le moyen ou la cause ; Dans la clinique il y a double silence : celui des théories et celui des imaginations ; Elle relève d’une logique au niveau des contenus perceptifs – logique des sens – l’art d’être en rapport avec les circonstances qui intéressent, de recevoir les impressions des objets comme elles s’offrent à nous. La logique est la base de l’art d’observer. Sur quoi s’appuie l’observation clinique Elle s’organise autour de deux domaines : le domaine hospitalier et le domaine pédagogique. Domaine hospitalier Passage d’un milieu naturel tel que celui de la famille à un domaine neutre celui de l’hôpital : famille double pouvoir d’illusion : la maladie y est masquée par les soins qui la perturbent. De plus elle est prise dans la singularité de conditions physiques qui la rendent incomparables aux autres ; Du moment que la connaissance médicale se définit en termes de fréquence, ce n’est plus d’un milieu naturel dont on a besoin, mais d’un domaine homogène en toutes ses parties afin de rendre possible une comparaison. Un milieu ouvert aussi c’est-à-dire sans principe de sélection ou d’exclusion à toute forme d’événement ; Il devient le domaine où le fait pathologique apparaît dans sa singularité d’événement et ce dans la série qui l’entoure ; Ce que la médecine des espaces appelait la nature se révèle n’être que la discontinuité des conditions hétérogènes et artificielles. La clinique permet l’intégration, dans l’expérience, de la modification hospitalière sous forme constante et non plus comme une variable. Permet l’analyse de la vérité ; C’est par le jeu illimité des modifications et des répétitions, que la clinique hospitalière permet la mise à part de l’extrinsèque. Ce qui rend aussi possible la sommation de l’essentiel dans la connaissance : les variations s’annulent et l’effet de répétition des phénomènes constants dessine les conjonctions fondamentales. Dans le jeu entre vérité et répétition la vérité se donne à connaître en se donnant à reconnaître. Alors que dans le domaine pédagogique se forme un groupe constitué par le maître et ses élèves où l’acte de reconnaître et l’effort pour connaître s’accomplissent en un seul et même mouvement. Dans le domaine pédagogique, l’expérience médicale, dans sa structure et dans ses deux aspects de manifestation et d’acquisition a maintenant un sujet collectif : celui qui dévoile et ceux devant qui on dévoile. Ici la maladie parle le même langage aux deux. Ainsi la clinique se situe au point de rencontre de deux ensembles celui de la structure collective du sujet et celui du caractère de collection du champ hospitalier. Elle est la découpe du domaine infini des événements par l’entrecroisement du regard et des questions concertées. Mais s’il n’est ouvert qu’aux tâches du langage ou qu’aux exigences du regard, le domaine clinique n’a pas de limite, de clôture donc pas d’organisation. Dans la clinique il n’y a de limite que si l’interrogation au malade et l’examen s’articulent un sur l’autre dans un lieu commun, celui du lieu de rencontre du malade et médecin. Ce lieu, la clinique cherche à le déterminer par trois moyens : 1. L’alternance des moments parlés et des moments perçus dans une observation L’observation se divise en en quatre moments se produisant dans un battement entre parole et regard. C’est dans ce battement que la maladie prononce sa vérité. Vérité qui se donne à voir et à entendre. Le texte à lire n’a qu’un sens mais il ne peut être restitué dans sa totalité que par deux sens : celui qui regarde et celui qui écoute 1er moment : celui du regard Observer l’état actuel dans ses manifestations – le questionnaire y assure déjà la place du langage ; On note les symptômes – ce qui frappe d’emblée les sens de l’observateur ; On interroge le malade sur ses douleurs ; On constate l’état des grandes fonctions physiologiques connues – mixité du perçu et du parlé. 2ième moment : sous le signe du langage et du temps Dire d’abord ce qui a été, à un moment donné perceptible ; Interroger le malade ou son entourage sur son habitus, sa vie passée, sa profession. 3ième moment – moment perçu Rendre compte au jour le jour du progrès de la maladie. 4ième moment – réservé à la parole Prescription du régime pour la convalescence ; S’il y a mort ce moment sera réservé à l’anatomie du corps. 2. L’effort pour définir une forme statutaire de corrélation entre le regard et le langage Les cliniciens cherchent une réponse à la question suivante : est-il possible d’intégrer dans un tableau, donc dans une structure à la fois visible et lisible, spatiale et verbale, ce qui est perçu à la surface du corps par l’œil du clinicien, et ce qui est entendu toujours par lui du langage essentiel de la maladie ? Chaque segment lisible du tableau prend une valeur significative et lui donne de la sorte à la fois une valeur dans la connaissance clinique et aussi une fonction d’analyse. La structure analytique ne se révèle pas par le tableau lui-même elle lui était antérieure puisqu’elle repose sur à priori qui assure la corrélation entre chaque symptôme et sa valeur symptomatique. La fonction du tableau : Répartir le visible à l’intérieur d’une configuration conceptuelle, déjà donnée. Travail de redistribution donc. 3. L’idéal d’une description exhaustive La valeur arbitraire du tableau amène la pensée clinique vers une autre forme de corrélation : celle entre le visible et l’énonçable Vise la fidélité de la description à la fois par rapport à son objet et dans le langage de transcription La rigueur descriptive est le résultat d’une exactitude dans l’énoncé, et d’une régularité dans la dénomination. Le langage occupe ici une double fonction : Il établit une corrélation entre chaque secteur du visible et un élément énonçable qui lui correspond au plus près Cet élément énonçable, dans son rôle de description fait jouer une fonction dénominatrice qui autorise la comparaison, la généralisation et la mise ne place à l’intérieur d’un ensemble. C’est dans ce passage de la totalité du visible à la structure de l’énonçable que se produit une analyse significative du perçu. Ainsi la description autorise la transformation du symptôme en signe, le passage du malade à la maladie, l’accès à l’individuel à celui du conceptuel. Décrire c’est voir et savoir en même temps. La clef du langage qui maîtrise c’est le visible. Le danger de cela : l’idéologie – celle du pur regard et du pur langage car cette forme généralisée de la transparence laisse opaque le statut du langage. Une carence qui ouvre le champ à un certain nombre de mythes épistémologiques : Concernant la structure alphabétique de la maladie À la fin du XVIIIième l’alphabet apparaissait comme la structure idéale de l’analyse et la forme dernière de la décomposition d’une langue. Cela c’est transposé dans la définition du regard clinique ; Le plus petit segment observable, celui duquel on part et au-delà duquel on ne peut plus remonter c’est l’impression singulière qu’on reçoit du malade. Ce segment ne signifie rien en lui-même mais il se mettra à parler s’il est en lien avec d’autres éléments La réunion des lettres et des mots exige que l’on ait étudié le mécanisme et la valeur ; il en est de même des observations. Le regard clinique opère sur l’être de la maladie une réduction nominaliste Composées de lettres, les maladies n’ont pas d’autre réalité que celle de l’ordre de leur composition. Leur variété renvoient à des individus simple et tout ce qui peut se bâtir au-dessus d’eux n’est que Nom Nom à double sens : désubstantifiée : la maladie en tant que Nom est privée d’être. La forme de composition de l’être de la maladie étant de type linguistique, elle n’est donc qu’un nom ; par rapport aux éléments isolés dont elle est constituée elle a toute l’architecture d’une désignation verbale Demander ce qu’est l’essence d’une maladie = quelle est la nature de l’essence d’un mot : autant d’impressions autant de lettres données. Toutes réunies elles forment une maladie – pure abstraction de l’esprit. Le regard clinique opère sur les phénomènes pathologiques une réduction de type chimique Opération chimique, qui en isolant les éléments composants permet de définir la composition, d’établir les points communs, les ressemblances et les différences avec les autres ensembles et de fonder une classification qui ne se fonde plus sur des types spécifiques, mais sur des formes de rapports. Pour le regard du clinicien, la vérité de la réalité se lit dans une décomposition qui est bien plus qu’une lecture mais une libération d’une structure implicite. La clinique ne lit plus désormais que le visible, elle a à lire des secrets. L’expérience clinique s’identifie à une belle sensibilité Le regard médical en est un de sensibilité concrète, qui va de corps en corps et dont tout le trajet se situe dans l’espace de la manifestation sensible ; Toute vérité pour la clinique est vérité sensible : la théorie se tait auprès du lit d’un malade pour céder la place à l’observation et à l’expérience qui se fondent sur les sens ; Cette sensorialité du savoir qui implique la conjonction du domaine hospitalier et du domaine pédagogique, la définition d’un champ de la probabilité et d’une structure linguistique du réel, se resserre en un éloge de l’immédiate sensibilité. Donc toute la dimension de l’analyse se déploie au seul niveau de l’esthétique qui se définit par : - - La forme originaire de la vérité ; - - Elle prescrit des règles d’exercice ; - - Elle devient, esthétique en ce sens qu’elle prescrit les normes d’un art. À ce niveau, toutes les règles sont suspendues ou plutôt, à celles qui constituaient l’essence du regard clinique, se substituent dans un désordre apparent celle qui vont constituer le coup d’œil.
Séance du 12 janvier 2001 Reprenons tout d’abord en rappelant notre objectif. Bien que la clinique analytique soit nécessaire – comme lecture et savoir qui s’y articule –, insuffisante – aucune lecture clinique ne peut signifier totalement le « cas clinique » – et impossible – impossibilité du clinicien à s’abstraire du discours qui conditionne sa clinique – il importe de bien délimiter l’impossible de la clinique plutôt que de pâtir sous l’impuissance. Cet impossible fonde le réel de la clinique analytique et fixe la visée de la pratique analytique. Notre séminaire cherche à mettre en relief les enjeux de cette clinique et ainsi en souligner les traits spécifiques. Pour y parvenir, j’essaie de circonscrire le plus possible ce qui délimite le lieu de cette clinique. Il ne s’agit donc pas d’interroger la réponse de l’analyste (la pratique analytique), ni les positions subjectives (les raisons structurales qui font que tel sujet est obsessionnel, par exemple), ni la technique analytique. Nous cherchons à définir les conditions rendant possible la clinique analytique et les principes fondamentaux à partir desquels prend appui un discours qui conditionne cette clinique. Voici le programme que je vous propose d’ici la fin de l’année pour y parvenir. À partir de 5 points problématisant la clinique analytique, il s’agira pour nous d’interroger les principes fondamentaux qui s’y associent ; puis d’y repérer les trois dimensions de la clinique analytique introduites lors de la première séance de l’année (savoir / vérité / jouissance) ; enfin, de mettre à l’épreuve la lecture que nous ferons de ces points de problématisation par le commentaire de quelques cas cliniques publiés. Voici, du moins pour aujourd’hui, les 5 points qui m’apparaissent aborder la majeure partie des enjeux reliés à la clinique analytique : - Le passage de la clinique moderne à la clinique analytique ; - L’objet et le champ de la clinique analytique ; - La question du normal et du pathologique ; - Psychopathologie ou clinique différentielle ? ; - Clinique comme lecture : manière de lire / texte à lire / auteur. Passage à la clinique analytique Johanne Lapointe, par le biais de la lecture de Foucault, a mis en perspective les conditions de transformations radicales inaugurant le passage de la clinique classique à la clinique moderne. Malgré les innovations technologiques de la médecine, les bases épistémologiques qui donnèrent naissance à la clinique moderne, celle des Lumières, demeurent toujours repérables dans l’actuelle clinique médicale. L’interrogation du passage à la clinique moderne offre de nombreuses indications sur la structure de cette clinique ; il en est de même pour le passage à la clinique analytique opéré par la découverte freudienne. Nous ne nous attarderons pas sur ce passage, d’autres s’y étant excellemment penchés (cf. les travaux de Bercherie). Je voudrais néanmoins faire quelques remarques. Tout d’abord la méthode (ou éthique) de travail qui orienta les découvertes de Freud. Freud eut toujours recours aux techniques et savoirs contemporains. Dans la plupart des cas, chacune de ses inventions procède d’une mise à l’épreuve, suivi d’une mise à l’échec, d’une de ces techniques ou de ces savoirs. C’est presque toujours au lieu d’une impasse qu’advient un nouveau concept chez Freud. Il en va ainsi de la naissance de la clinique analytique qui répond, pour Freud en premier lieu, à une impasse rencontrée dans le traitement des psychonévroses par la clinique médicale de son époque. Y a-t-il impasse parce que l’objet et le champ de cette clinique, que fonde peu à peu Freud, sont nouveaux ? Question que nous reprendrons plus loin. Durant les premières années de sa pratique, Freud se sert des techniques thérapeutiques en vogue : massage, bain, électrothérapie, hypnose… La plupart de ces techniques implique une conception du corps qui sera mise en échec par les impasses que Freud rencontrera. Le corps acquiert un statut nouveau avec le passage à la clinique analytique : la géographie du corps relève d’une trame de représentations ; la dimension libidinale et pulsionnelle devient une composante majeure pour rendre compte des troubles du corps. Cette même méthode de travail se retrouve dans la mise à l’épreuve, puis la mise en échec, des savoirs à l’intérieur desquels baigne Freud. Pour ne citer que quelques exemples : la psychophysiologie (cf. Fechner), soit la mise en parallèle du psychique et du physique, est, malgré sa tentative dont L’Esquisse porte les traces, mise en échec par Freud, ce qui le conduit à inventer le concept de pulsion. L’associationnisme – réduire le fait psychique à un processus de liaisons – fort présent dans la première topique, est mis en échec avec sa seconde topique (pulsion de mort, réaction thérapeutique négative…) ; c’est pourquoi l’association libre devient intéressante dans l’analyse lorsque l’association rencontre une impasse. Se manifeste, à travers la mise en échec de ces savoirs, le réel. Réel qui prend dans l’œuvre de Freud différentes figures et qu’il cherche à prendre en compte. Déjà ici, avec cette prise en compte du réel, nous avons un trait spécifique de la clinique freudienne. Cette éthique de travail que Freud applique face à ses propres découvertes pointe un trait caractéristique de la clinique analytique : un travail critique continue sur elle-même. Plus qu’aucune autre clinique, la clinique analytique s’interroge sans cesse sur les conditions de sa pratique. Est-ce dû au style (symptôme) de Freud ; à une manie des psychanalystes à couper les cheveux en quatre ou à un souci de transparence et de transmission ? N’est-ce pas davantage en raison de l’objet de sa clinique que l’analyste est constamment poussé à poursuivre ce travail d’articulation. Objet et champ de la clinique analytique Contrairement, encore une fois, aux autres cliniques, la clinique analytique pose une quasi isomorphie entre la structure de la cure et celle du sujet (ce que Freud appelle « l’appareil psychique » et Lacan « la topologie du sujet ». Comme si dans l’espace de la clinique s’actualisait la structure de laquelle procède le sujet. Alors que dans la clinique médicale, par exemple, le lien entre le traitement et le patient ne dépasse pas ce qui est concerné par le symptôme. Ainsi, l’objet et le champ (champ à l’intérieur duquel se déploie l’objet) du sujet et de la clinique analytique se croisent. Pour le dire autrement : l’objet et le champ de la structuration psychique de l’Homme est du même ressort que l’objet et le champ de la clinique analytique. Qu’entendre par objet ? « La découverte de l’objet est à vrai dire une redécouverte » (Freud, Trois essais…) ; il n’y a de d’objet que perdu. « L’objet de la psychanalyse n’est pas l’homme ; c’est ce qui lui manque. » (Lacan, Séminaire XIII, L’objet de la psychanalyse). Toute la topologie de Lacan répond à cette définition de l’objet. Le manque serait-il l’objet de la clinique analytique, l’objet de la topologie du sujet ? Je serais porté à dire que le manque fonde le lieu (trou, déchirure, rupture, vide ?), inscrit l’espace dans lequel une réponse est attendu. Réponse de qui ? Du sujet du manque. Cette réponse, positivation du manque en quelque sorte, marque ce que nous appelons généralement la subjectivité – je réserve pour la prochaine fois les distinctions entre cette subjectivité et le fantasme. Ainsi pourrions-nous poser la subjectivité comme objet de la clinique analytique. Disons plutôt que cette assertion doit être mise à l’épreuve. Il n’y a pas, nous dit Lacan, de manque dans le réel, le manque n’est saisissable que par le symbolique ; qu’est-ce à dire ? Revenons une fois de plus sur cette mythologie de l’infantile – je dis mythologie parce que c’est nous qui déduisons pour l’enfant le déploiement logique de sa rencontre du langage. Comment l’enfant sait-il qu’il a faim, c’est-à-dire qu’il manque, sinon par les signifiants qui lui viennent de l’Autre. Rencontrer les signifiants de l’Autre revient finalement à rencontrer le manque ! (indication : les signifiants d’une interprétation impliquent le manque et non le plein de sens). C’est seulement après avoir été l’adresse du signifiant de l’Autre (plus exactement : que le corps fasse surface d’inscription du signifiant) que l’enfant est en mesure d’appeler, de demander, donc de reconnaître le manque dont il est sujet. Dès qu’un bout de réel vient au savoir (dans l’exemple de l’enfant : savoir qu’il a faim), il y a quelque chose de perdu (la réponse venant combler « parfaitement » le manque). Ce quelque chose de perdu n’en demeure pas absent pour autant : jouissance qui se profile toujours à l’horizon pour le sujet. Entre le manque rencontré par le signifiant de l’Autre et la réponse obtenue de la demande adressée à l’Autre, se creuse une faille irréductible dans laquelle se dépose la vérité. (Nous retrouvons ici notre triade savoir / jouissance / vérité.) Ce manque, et la réponse qui y est attendue, ne se limite bien sûr pas au monde infantile. Ne le retrouve-t-on pas bien présent à travers les 3 principales cartes d’entrées à l’analyse : l’inhibition (manque au niveau de l’acte, ou plus modestement, au niveau du mouvement du corps) ; le symptôme, substitut symbolique du manque et l’angoisse (signal que le manque manque, pour reprendre l’aphorisme de Lacan). Dernière remarque pour conclure aujourd’hui – nous reviendrons sur la question du manque la prochaine fois. Si l’objet de la clinique analytique est la subjectivité comme réponse du sujet au manque, le champ est ce qui se construit à partir de ce manque : la réalité.
Séance du 26 janvier 2001 Nous avons la dernière fois abordé le lieu à partir duquel procède la clinique analytique, le lieu à partir duquel se déploie la raison du discours analytique : le manque. Le passage à la clinique analytique inauguré par Freud pourrait se réduire à ce fait : le « psychisme » se fonde d’un manque irréductible. C’est moins ce manque qui fait nouveauté que son irréductibilité, irréductibilité qui est à la base même des diverses manifestations subjectives de l’Homme. Questionner la clinique analytique nous conduit à tirer les conséquences de l’irréductibilité de ce manque. Il est souvent dit que la prise en compte de l’inconscient spécifie la clinique analytique. Qu’est-ce que cela veut dire au juste ? Prendre en compte l’inconscient revient à prendre en compte le manque ! Comme je le disais la dernière fois, c’est en rencontrant les signifiants de l’Autre dont il est l’adresse que le sujet rencontre le manque. Le simple déploiement du désir, soit une articulation signifiante, creuse un manque. De cette rencontre, le désir – celui de l’Autre et du sujet – devient corrélé à un manque. L’inconscient, c’est finalement le nom de ce rapport que le sujet entretient avec ce manque. L’inconscient c’est ce qui manque au dire pour être dit. Une clinique qui se fonde sur la prise en compte de l’inconscient est donc une clinique orientée par le manque. L’écoute de l’analyste n’est-elle pas sensible aux diverses manifestations du manque ; d’où l’importance accordée dans la clinique analytique aux traductions subjectives du manque : inhibition, symptôme et angoisse, série à laquelle nous pouvons ajouter l’hallucination et le délire. Le discours de l’analysant déploie les traductions subjectives du manque dont il est sujet. Je reprends ici les trois dimensions de la clinique analytique (savoir / vérité / jouissance) en posant cette question : retrouverait-on ces trois dimensions dans chaque traduction subjective du manque ? Chacune de ces traductions subjectives pourrait-elle être lue, être abordée, en fonction de ces trois dimensions : - comme figure de vérité venant faire entendre le mi-dire de l’énonciation ; - comme rapport au savoir en tant que métaphorisation de l’incomplétude du discours (castration) ; - comme modalité de jouissance (plus-de-jouir ?) en réponse à son défaut. Il resterait, à suivre cette hypothèse, à cerner plus précisément la façon dont ces trois dimensions se présentent à chacune des traductions subjectives du manque – n’est-ce pas ce que Lacan cherche à faire lorsqu’il situe l’inhibition le symptôme et l’angoisse avec l’ouverture des ronds du nœud borroméen. Les effets du travail de la cure analytique ne se réduisent-ils pas à une modification de ces trois dimensions ? Il me semble soutenable de dire qu’une analyse se limite à modifier (à traduire autrement) le rapport que l’analysant entretient avec le manque dont il est sujet. Aborder ainsi la clinique analytique souligne à grands traits ce sur quoi porte l’écoute de l’analyste : le manque. Non pas pour le colmater (clinique médicale), ni pour lui apporter, en tant que représentant de l’Autre (divin) une signification, mais pour donner à lire les traces (lettres) qui bordent le manque sur lequel le sujet prend appui. Posons au manque une double valence : l’objet et le champ. La littérature analytique regorge de références à l’objet (objet de désir, de demande, d’amour, pulsionnel, du fantasme…), ces objets ont en commun un trait, ils se présentifient sur fond de manque – nous reviendrons la prochaine fois sur ces différents objets et sur les différentes formes de manque d’objet. Quant au champ, il est cet espace dans lequel l’objet est plongé, c’est l’espace à l’intérieur duquel se trame les effets de la rencontre du manque, soit ce que Freud a appelé la réalité. Je voudrais revenir sur une question que j’ai laissé en suspens la dernière fois. J’ai singularisé l’objet de la clinique analytique à la subjectivité en tant que la subjectivité se réduit à la réponse que crée le sujet devant le manque qu’il rencontre. On pourrait se demander ici en quoi la subjectivité se distingue du fantasme. Ce dernier étant également une réponse du sujet à la question de l’origine du désir, à l’énigme du « que me veut l’Autre ? ». Le fantasme rempli une fonction qui ne se retrouve pas dans la subjectivité. Une fonction qui se dédouble, ou plutôt qui fait coexister deux pôles en tension. D’une part le fantasme localise la jouissance, il est ce lieu où est projetée une jouissance perdue. D’autre part, le fantasme construit une fiction qui rend compte de cette perte de jouissance ; le fantasme en est la théorie. Ces deux pôles se retrouvaient dans le discours qu’un homme me tenait dans le cadre d’un premier entretien. Cet homme se vouait à combler le manque qu’il supposait aux femmes qui l’entouraient ; la jouissance, pouvons-nous dire, était localisée au lieu où l’Autre était comblé par lui. Rencontrant un impossible à combler l’Autre, qu’il ressentait comme une impuissance, il rendait compte de cette jouissance inatteignable par cette fiction : « les femmes me manipulent », fiction qui venait alimenter les formes du symptôme traduisant son rapport au manque. Le fantasme, tout comme la subjectivité, est bien une réponse du sujet mais en tant que cette réponse prenne appui sur une méconnaissance – méconnaissance qui porte toujours sur la division du sujet. Alors que la subjectivité comme réponse du sujet prend acte de la division subjective. Pour le dire autrement, là où le fantasme est une réponse fixe, la subjectivité en est une en mouvement. Ces distinctions offrent quelques indications sur les différents registres de l’acte : le passage à l’acte est une mise en acte du fantasme (à ne pas confondre ici avec le recours un objet fétiche servant à soutenir le désir), c’est la mise en acte d’une méconnaissance, d’où son côté morbide ; l’acting out est un acte qui est adressé à un autre, c’est une demande que soit lu une subjectivité cherchant à se faire reconnaître, mais une demande adressée indirectement, hors de la scène où cette demande est attendue ; alors que l’acte est la mise en acte de la subjectivité, c’est l’acte de réponse du sujet devant le manque qui le frappe. J’arrête sur ces indications, nous poursuivrons la prochaine fois sur la question des objets et leur rapport au manque.
Séance du 9 février 2001 La psychanalyse est une clinique qui se spécifie de situer le manque comme principe fondateur de la subjectivité et de la réalité à l’intérieur de laquelle celle-ci se déploie. Ayant comme objet la subjectivité et comme champ la réalité, le manque s’impose comme principe central de la clinique analytique. Voilà résumés mes propos de la séance dernière. De là, plusieurs questions surgissent : si la clinique relève d’une lecture, comment lire les traces du manque ? ; en quoi la prise au sérieux du manque modifie-t-elle ou oriente-t-elle l’écoute et la réponse de l’analyste ? ; comment s’articulent la position subjective (névrose, psychose, perversion…) et le rapport du sujet au manque ?… Avant d’affronter de front ces questions, posons les jalons que nous avons rencontrer jusqu’ici. Je les inscris sur un schéma. Ce sont les traductions subjectives du manque (inhibition, symptôme…) qui introduisent un sujet à la clinique analytique. Ces traductions subjectives gravitent autour d’un objet – nous reviendrons plus loin sur le statut de l’objet – et se déploient à l’intérieur du champ de la réalité. La lecture clinique de ce travail du sujet s’opère à l’intérieur de l’espace du transfert – entendons pour l’instant par transfert le lieu où est mis en jeu le manque dans le rapport du sujet à l’Autre. Pour donner suite aux discussions de la dernière séance, j’ai situé le fantasme au centre de cet hexagone. Là où le sujet rencontre un manque pour se représenter, le fantasme apparaît. Mais c’est une réponse qui se redouble d’une méconnaissance portant sur le fait que c’est justement le manque qui ouvre au sujet le champ de la représentation. Autrement dit, la division subjective – la nécessité d’en passer par les signifiants de l’Autre – mène à la construction du champ de la réalité, construction qui produit des résidus, de l’objet. C’est pourquoi sur le schéma j’ai inscrit du côté de la réalité, du mathème du fantasme et l’objet a du côté de la subjectivité. Pour terminer sur ce rappel des principaux jalons posés jusqu’à maintenant, n’oublions pas que les traces du manque, lues dans l’espace du transfert et dont les dépôts se retrouvent cristallisées au lieu du fantasme, le sont à travers les trois dimensions de la clinique analytique : vérité, savoir et jouissance. * * Attardons nous maintenant sur la question de l’objet. La littérature analytique regorge d’une ribambelle d’objets : objet pulsionnel, objet du fantasme, objet du désir, objet d’amour, objet de jouissance, objet de la demande, objet transitionnel, objet identificatoire, objet fétiche, objet phobique, objet phallique, objet a… Y a-t-il autant d’objets qu’il y a de concepts analytiques ? Tentons plutôt de repérer les traits communs, les invariants, à tous ces objets ? Un premier trait commun, sur lequel j’insiste depuis le début, est à situer dans le rapport qu’entretient l’objet avec le manque. Tout objet se profile sur un fond de manque. L’objet se fait l’index du manque auquel est confronté le sujet. Devant les signifiants de l’Autre qui lui sont adressés, soit là où le sujet rencontre le manque, soit, pour le dire encore autrement, là où le sujet fait l’expérience de la castration de l’Autre, la réponse du sujet, nécessairement, s’appuie (produit ?) sur un objet. La constitution de l’objet procède d’une découpe : deuxième trait commun. L’articulation signifiante vient découper un objet qui lui résiste. Imaginons un soulier élevé par un sujet comme objet fétiche. Cet objet, à suivre l’interprétation freudienne du fétichisme, se substitue au phallus manquant de la mère ; le réel de ce manque résiste à l’appréhension signifiante. (Petite commentaire latéral : l’objet fétiche incarne le démenti de la reconnaissance de la castration de l’Autre. Force est de reconnaître, sur la plan du champ social, la forte présence d’objets fétiches, sous la figure d’idéaux, qu’alimentent les discours dominants et qui se répercute dans la constellation subjective du sujet dont a affaire la clinique.) Nous retrouvons aussi cette découpe signifiante dans la pulsion : l’objet pulsionnel se détache de ce que la demande signifiante cerne mais ne parvient pas à recouvrir. Remarquons ici à quel point le corps comme surface se prête à cette découpe signifiante qui produit l’objet. Un autre trait commun : tout objet, en tant qu’index du manque qui choit d’une découpe signifiante, se retrouve mis en jeu – mis en acte ? – à l’intérieur de cette réponse du sujet devant le manque qui le divise et qui fonde sa subjectivité. N’est-ce pas toujours cette réponse, ses modalités et ses obstacles qui posent question au sujet et que traitent la clinique analytique. La clinique analytique – et non la psychanalyse – se limite au traitement de cette question. Ce n’est pas parce que nous pouvons repérer des traits communs aux objets que ceux-ci sont équivalents. Il nous reste maintenant à nous interroger sur ce qui les distingue. Le champ dans lequel se déploie l’objet fétiche diffère de celui de l’objet phobique ; de même que l’objet en jeu dans les champs de la jouissance, de l’amour et du désir diffère. Ces questions, sur lesquelles nous reviendrons, sont cruciales afin de bien nous y retrouver dans la clinique analytique.
Séance du 23 février 2001 Après nous être penchés, la dernière fois, sur le statut de l’objet, abordons maintenant la question du champ. Je vous ai proposé de considérer la subjectivité – soit ce dont a uniquement affaire la clinique analytique – comme la réponse du sujet devant le manque qu’il rencontre d’entrer dans l’ordre du discours. Le sujet n’a pratiquement pas le choix d’y répondre – l’autisme étant peut-être, je dis bien peut-être, l’exception – mais il a le choix de la réponse. Donc, devant le manque rencontré qui le divise, le sujet répond. Cette réponse nécessite, c’est ce que je propose, un objet et un champ. Ainsi, pour que la subjectivité se déploie, la réponse du sujet doit prendre appui sur un objet (à moins que la réponse ne produise l’objet ?), un objet plongé dans un champ donné. Globalement, la réalité, au sens freudien du terme, est ce champ où de la rencontre du manque se déploie la subjectivité. Mais différents registres de ce champ peuvent être précisés, ce que nous ferons dans quelques instants. Avant d’aborder ces champs de la subjectivité, revenons encore une fois sur une question que nous cernons depuis quelques séances : que faut-il qu’il y ait pour qu’il y ait subjectivité ? Du sujet. Mais pour qu’il y ait du sujet, il est suffisant et nécessaire qu’il y ait : - Du signifiant adressé à ce sujet en devenir ; - Un corps sur lequel s’inscrit le signifiant ; - Et de la parole qui se déploie. Ce sont également les éléments minimales pour qu’il puisse y avoir une clinique analytique. D’où les trois dimensions de la clinique ou, pour le dire autrement, les trois points de vue d’où lire ces éléments et leurs effets : le savoir (cf. le signifiant adressé), la jouissance (cf. le corps comme surface d’inscription) et la vérité (cf. le déploiement de la parole). À l’intérieur de la réalité, champ inauguré par la rencontre du signifiant de l’Autre et dans lequel se déploie la subjectivité, nous pouvons délimiter quelques champs définis en fonction du registre de la subjectivité qui y est interpellé. Trois champs couvrent l’ensemble de la subjectivité (je n’en vois pas d’autres pour le moment) : l’amour (ce qui inclus la haine), le désir et la jouissance. Qu’est-ce à dire ? La réponse créative du sujet devant le manque – qu’elle procure plaisir ou déplaisir – ne s’effectue que dans l’un de ces trois champs. Dit autrement : la mise en question du rapport du sujet à l’amour, au désir et à la jouissance le subjective. Ce qui veut également dire qu’en l’absence de certaines conditions structurales, une désubjectivation peut se produire (ce qui ouvre ici une porte pour une clinique du champ social en tant que celle-ci porte sur ces conditions de (dé)subjectication). Ces trois champs se spécifient ainsi par le fait qu’ils favorisent le déploiement de la subjectivité. Pourquoi ? Tous, selon différentes modalités, sont structurés à partir du manque et s’articulent à partir des trois éléments nécessaires à la subjectivité rappelés plus haut. Une question ici se pose, que nous reprendrons plus tard quand nous aborderons la question du normal et du pathologique ; c’est une question à laquelle la clinique analytique nous confronte sans cesse. Si nous pouvons dire que l’inhibition, le symptôme et l’angoisse sont des traductions subjectives « normales » du manque – c’est en ce sens qu’ils sont des invariants de la structure –, nous constatons également qu’ils peuvent devenir une traduction du manque qui désubjective. D’où la question : qu’est-ce qui trace la limite entre les deux ; en quoi une traduction du manque subjective plutôt que désubjective ? - En quoi le symptôme « morbidifie »-t-il la vie plutôt qu’incarner les traits spécifiques d’un sujet (son style) ? - En quoi l’inhibition paralyse-t-elle l’activité d’un sujet (à un lieu précis ou de manière généralisée) plutôt qu’être simplement le temps préalable à tout acte ? - En quoi l’angoisse envahit-elle toute la sphère mentale, avec ses effets sur le corps plutôt qu’être qu’un signal temporaire indiquant au sujet la présence de « quelque chose » de non-symbolisé, un bout de réel qui fait effraction ? Répondre à cette question fait à mon avis intervenir un registre nouveau (autre que l’objet et le champ). Il s’agit d’opérateurs qui permettent la mise en place de la réponse du sujet, opérateurs distincts et liés au champ et à l’objet : fonction paternelle ; stade du miroir (narcissisme) ; fantasme… Ces opérateurs ne concernent pas directement la clinique analytique, ils concernent plutôt ce à quoi nous avons affaire dans la clinique analytique. Je cherche moins, dans le cadre de ce séminaire, à interroger la topologie du sujet qu’à problématiser les conditions qui en permettent sa lecture clinique. Revenons à nos trois champs. Ceux-ci se retrouvent présents chez Freud – le désir et l’amour sont directement abordés ; la jouissance n’est toutefois pas conceptualisée comme telle mais le lieu que Lacan appelle jouissance se retrouve bien présent chez Freud, ne serait-ce par le biais de l’au-delà du principe de plaisir. On retrouve tout au long de l’enseignement de Lacan une interrogation sur chacun de ces trois champs, mais aussi une articulation de ces trois champs entre eux. À quelques reprises Lacan met en série l’amour, le désir et la jouissance. De manière implicite dans le graphe. Le graphe du désir prend appui sur ce fait de structure : pas-tout du besoin ne se traduit dans la demande, il a y toujours un reste à l’articulation signifiante. Le graphe, entre autres, inscrit les lieux où est mis en jeu ce reste qui n’est plus ni de l’ordre du besoin ni de l’ordre du signifiant : l’en-deça de la demande (désir) ; l’au-delà de la demande (amour) ; et le lieu de l’inadéquation radicale comme réponse à la question adressée à l’Autre, S () tel que Lacan l’écrit (jouisssance). Nous retrouvons dans son séminaire L’angoisse, de façon explicite cette fois-ci, une articulation de ces trois champs. Interrogeant la question de la rencontre du réel (dont l’angoisse est l’affect par excellence), Lacan propose un schéma du « procès de la subjectivation » sur lequel il place la jouissance, l’amour (mais aussi, à ce niveau, l’angoisse) et le désir. Puis, toujours dans cette même séance, il propose cet aphorisme : « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir. » Pour donner une résonance à ce schéma de la subjectivation, il me semble important de ne pas oublier que du point de vue psychanalytique : - Le positionnement du sujet dans la réalité (dans sa vie) procède d’un travail de subjectivation ; la manière dont se place un sujet relève toujours d’une position subjective. Ainsi, la sexuation (identité sexuelle) ; l’orientation à l’objet (d’amour, de désir, de jouissance) ; le rapport au travail (choix professionnel)… ; bref tout ce qui résulte d’un choix, forcé ou pas, traduit une position subjective. - L’analyste entend toujours le discours de l’Autre comme étant issu d’un travail de subjectivation. Tout phénomène touchant le sujet – d’une maladie à une création – est à lire du lieu de ce travail. Le schéma du procès de la subjectivation que nous propose Lacan est une écriture de la logique soutenant l’avènement de la subjectivité, une écriture des effets de la rencontre du manque, des effets de l’irruption du réel de laquelle naît le sujet. Ce que j’appelle ici le travail de subjectivation c’est la mise en acte de ce procès par un sujet, dans une histoire signifiante donnée – soit ce qui constitue le cœur de la clinique analytique, ce qu’elle cherche à lire. A Premier temps. Du lieu de l’Autre (A) est rencontré, par le biais du signifiant, le manque. Qui rencontre le manque ? Le sujet (S) qui deviendra sujet du fait de cette rencontre ; avant cette rencontre il n’est qu’un sujet potentiel, une sujet « hypothétique », dit Lacan. L’avènement du sujet procède d’une première division : « combien de fois S dans A ». Autrement dit, c’est par la mise en question de son rapport à l’Autre – combien est-ce que je compte pour l’Autre ? – que le sujet ouvre la voie à sa réalisation subjective. À ce temps mythique, logiquement nécessaire à poser, est située la jouissance. Comment cette jouissance est-elle rencontrée ? Cette question nous introduit au deuxième temps. Le sujet n’a pas accès à la jouissance sinon par ce qui lui échappe de son rapport à l’Autre : a. Pour le dire en termes du graphe du désir : le sujet peut bien demander à l’Autre sans cesse et de toutes les façons, jamais il n’arrivera à le rencontrer directement, jamais il n’obtiendra pleine réponse. Il y a toujours un reste, a, qui fait obstacle, qui le barre de l’Autre et barre cet Autre : . Mais ce reste, malgré qu’il fasse obstacle, ouvre la voie à la subjectivation. « Le sujet en tant que sur la voie de sa recherche en tant qu’il jouit, qui n’est pas recherche de sa jouissance, mais c’est de vouloir faire entrer cette jouissance au lieu de l’Autre, comme lieu du signifiant, c’est là sur cette voie que le sujet se précipite, s’anticipe comme désirant. » (L’Angoisse, 13 mars 1963). L’objet a peut-il complémenter ? Cette nouvelle question nous renvoie au troisième temps. La réponse est non, marque cette incomplémentation. Le sujet, sujet divisé cette fois-ci, incarne cette barre de division. C’est devant cet impossible complémentation de , que le doit répondre. Cette réponse relève d’un travail de subjectivation. Au deuxième temps, Lacan situe un espace médian ayant pour fonction de permettre à la jouissance de « condescendre » au désir. Cet espace est le lieu dans lequel l’amour, mais aussi l’angoisse, sont attendus ! Nous y reviendrons la prochaine fois.
Séance du 16 mars 2001 Revenons sur les trois champs de la subjectivité : la jouissance, l’amour et le désir. Il n’y a de champ de la subjectivité qu’en tant qu’est mis en acte le manque que le sujet rencontre dans son rapport à l’Autre. Ces champs intéressent donc la clinique analytique à plus d’un titre. D’une part, parce que l’identité subjective comme réponse à la rencontre du manque prend appui sur ce tripode : réponse à la volonté de jouissance ; réponse identificatoire (on ne s’identifie à un trait de l’Autre que par amour ou haine) ; et réponse au désir de l’Autre. D’autre part, parce que le travail de subjectivation auquel convie la cure analytique renvoie nécessairement l’analysant à interroger son rapport à ces trois champs. Je soulignais, la dernière fois, la présence de ces trois champs tout au long de l’enseignement de Lacan. Nous pouvons repérer autrement cette problématisation de la subjectivité par Lacan. Les champs de la jouissance, de l’amour et du désir peuvent être considérés comme les lieux de l’actualisation : - Du résidu résistant à la traduction signifiante du besoin – cet abord de la subjectivité par Lacan tourne principalement autour de son graphe du désir ; - De l’inadéquation radicale du rapport entre un homme et une femme. Ces deux abords ne sont-ils pas toujours présents dans la clinique analytique ?
Dans le séminaire L’angoisse, nous trouvons cette indication de Lacan : « Tant que le désir n’est pas situé structuralement, n’est pas distingué de la dimension de la jouissance, tant que la question n’est pas de savoir quel est le rapport et s’il y a un rapport pour chaque partenaire entre le désir – nommément le désir de l’Autre – et la jouissance, toute l’affaire est condamnée à l’obscurité. » (séance du 3 mars 1963) Autrement dit, la clinique analytique nécessite la lecture de l’articulation entre le désir et la jouissance. Mais celle-ci – toujours en suivant les indications que nous proposent Lacan dans ce séminaire – n’advient pas tant qu’un troisième champ n’est pas pris en compte : l’amour. D’où cet aphorisme de Lacan : seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir. N’oublions pas que Lacan introduit cet aphorisme suite à la présentation d’un schéma à trois étages sur le « procès de la subjectivation » (dont j’ai parlé la dernière fois) et sur lequel il situe la jouissance, l’angoisse et le désir. Remarquons ici que l’angoisse et l’amour se retrouvent en positions médianes entre la jouissance et le désir. Curieusement, Lacan ne souligne pas cette coexistence de l’amour et de l’angoisse. A
Deux questions ici se posent. Que veut dire l’amour en position médiane entre la jouissance et la désir ? Puis, comment s’articulent l’angoisse et l’amour ? L’amour a une fonction « mésologique » ; peu importe sa figure il se loge toujours entre… « Entre » voulant dire qu’il est sans cesse question de castration dans l’amour. Voilà sans doute pourquoi Lacan, à deux reprises (dans son Discours de Rome et dans son séminaire …Ou pire), cite le poème d’Antoine Tudal, « Paris à l’an 2000 » : Entre l’homme et l’amour, Il y a la femme. Entre l’homme et la femme, Il y a un monde. Entre l’homme et le monde, Il y a un mur. D’ailleurs, ce statut mésologique de l’amour est une constante chez Lacan. - Lorsqu’il définit l’amour comme le don de ce que l’on a pas, à quoi est-il fait référence sinon au manque en jeu entre le sujet et l’autre ? - Lorsqu’il introduit pour la première fois son nœud borroméen, c’est pour commenter cette demande d’amour : « Je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que c’est pas ça ». Et ce qui caractérise ce nœud, c’est qu’il tient en tant que chaque rond est homogène, chacun se retrouvant entre les deux autres. - Lorsqu’il dit, dans son séminaire Encore, que « l’amour, c’est le signe qu’on change de discours », nous retrouvons encore une fois, malgré le caractère énigmatique de cette énoncé, l’amour entre deux discours. - Et lorsqu’il est question du registre imaginaire de l’amour (narcissisme), l’amour vient recouvrir le lieu d’une faille, il se loge entre deux éléments en rupture – entre le corps et l’image du corps, en ce qui a trait au stade du miroir. Revenons maintenant à notre aphorisme : « seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir ». Est-ce la raison pour laquelle l’amour a une fonction mésologique, l’amour ne pouvant pas ne pas se retrouver entre la jouissance et la désir ? Seul l’amour, suggère cet aphorisme, offre à la jouissance une voie d’accès au désir (ou encore : seul l’amour permet, entre un homme et une femme, de faire coexister, de faire tenir, jouissance et désir). Mais cette transformation – cette « sublimation », dit Lacan – n’est pas sans reste. L’amour serait-il le champ du traitement de ce reste ? La jouissance – qui n’est abordable que par les traces de sa perte – ne s’introduit comme enjeu d’un sujet que par la rencontre du désir de l’Autre (que par l’articulation signifiante qui actualise la division du sujet). Mais l’un n’est pas l’autre. L’articulation signifiante qui introduit le sujet au champ du désir creuse un vide dans lequel sera localisée la jouissance (Lacan interroge le réel de ce creux tout au long de son séminaire sur l’éthique). L’amour permet la liaison – le nouage – entre ces champs hétérogènes que sont la jouissance et le désir. Et qu’arrive-t-il lorsque cette liaison fait défaut ? L’angoisse. Pourquoi l’amour parvient-il à faire tenir deux champs hétérogènes ? L’amour donne à la jouissance accès au désir par la signification qu’il produit. Il y a une dimension créationniste à l’amour par laquelle s’inscrit la subjectivité du sujet (la réponse du sujet au manque). Cette invention du sujet s’effectuant dans le champ de l’amour est un appareillage entre la jouissance impossible (Réel) et la signifiance du désir – pour reprendre les éléments du schéma du procès de la subjectivation, cette invention traduit la réponse du sujet à l’effectivité de la chute de l’objet a. Cette invention, que je situe ici à l’intérieur du champ de l’amour, peut prendre diverses figures : symptôme, délire, sublimation… Ne nous attardons pas pour l’instant sur ce qui les distinguent ; toutefois, lorsque cette invention est absente (non opérationnelle au sens où elle n’appareille pas jouissance et désir), l’angoisse apparaît – ce que nous retrouvons sans cesse dans la clinique. Dans l’angoisse, ce n’est pas que le sujet jouit, comme on entend souvent dire, c’est plutôt que l’articulation entre la jouissance et le désir n’est pas par le sujet négocié dans ce champ médian de l’amour ; le mouvement identificatoire (le sujet qui se fait représenté par un signifiant auprès d’un autre signifiant), introduisant la question du savoir pour le sujet, est immobilisé. Par exemple, la présence constante de l’angoisse chez le toxicomane et sa grande difficulté à s’investir sur le plan amoureux traduisent un écrasement du champ de la jouissance sur celui du désir. Le corps pulsionnel du toxicomane ne semble pas médiatisé par une mobilité identificatoire, c’est plutôt un objet fixe, objet plus-de-jouir, qui s’offre comme support identificatoire pour répondre au manque rencontré par le sujet. Quelques questions s’imposent ici. Quelles sont les conditions favorisant l’émergence du champ de l’amour ; quelles en sont les obstacles mais aussi les limites ? Ce qui est à lire – voire à produire – dans la clinique analytique se réduit-il à cette invention du sujet, invention ne pouvant se constituer qu’à l’intérieur de ce champ de la subjectivité qu’est l’amour ? Autrement dit, pas de lecture de la subjectivité hors transfert ?
Séance du 30 mars 2001 J’insiste depuis plusieurs séances sur ce constat : la prise en compte de la subjectivité, en tant que celle-ci procède de la réponse du sujet au manque rencontré par le signifiant, spécifie la clinique analytique. Il s’agit pour nous de prendre la mesure de ce fait et d’en tirer les conséquences sur le plan de ce qu’est la clinique analytique, et non sur le plan de ce que l’on retrouve dans la clinique analytique, soit le discours d’un analysant. Il y a bien sûr un lien étroit entre la clinique analytique et ce que l’on y retrouve à l’intérieur (la clinique analytique différentielle). Mais je cherche avant tout ici à cerner les conditions nécessaires et suffisantes à l’établissement d’une clinique analytique, peu importe que le sujet qui s’y confronte soit névrosé, pervers, psychotique… Cette prise en compte de la subjectivité, qui est inhérente à la clinique analytique, revient à dire que c’est l’abord du réel qui l’oriente. Par le biais de la parole qui s’y déploie, la clinique analytique fait lecture du réel du manque frappant le sujet. Où est ce réel du manque ? Dans le discours courant, nous le retrouvons dans le « C’est pas ça », dans la déception, dans le sentiment d’impuissance et d’injustice, dans la frustration, dans l’envie (c’est l’autre qui a ce qui me manque), etc. Dans le jargon psychanalytique, le manque se loge, par le biais de la logique du signifiant, entre le sujet et l’Autre, entre S1 et S2, entre une demande et sa réponse, entre une perception et sa représentation, dans le mal-entendu du discours de l’Autre, etc. – nous retrouvons, comme dans l’amour, un trait mésologique au manque. Autrement dit, le manque se loge là où un grain de sable fait dérailler une dyade, dyade qui se réduit finalement au rapport entre un homme et une femme. Pour le dire encore autrement, le manque se réduit toujours, du moins dans le champ de la subjectivité, au réel de la différence sexuelle. Bref : La subjectivité relève du sexuel. Cette formule condense ainsi les traits spécifiques de la subjectivité telle que l’expérience analytique nous l’enseigne. Par conséquent, le sexe est le lieu du manque ; ou pour le dire autrement, dès que le parlêtre rencontre un manque celui-ci est sexualisé. À partir des trois dimensions de la clinique analytique (ou des trois points de vue de lecture), soit le savoir, la vérité et la jouissance, nous pouvons mieux circonscrire les lieux devant lesquels le sujet a à répondre – la présence de ces lieux dans le discours de l’analysant offrant à l’analyste une indication de coupure. - Manque du savoir sur le sexe. Le sexe fait obstacle à l’idée d’une totalisation du savoir. Le sujet, dit Lacan, tire sa certitude du défaut à savoir ce qu’est le sexe. L’interdit est une des figures posant ce défaut. Il y a toujours un non-savoir qui à la fois fait limite au savoir sur le sexe et à la fois permet la mise au savoir du sujet sur le sexe (cf. les théories sexuelles infantiles dont parle Freud). On retrouve ici une lien étroit entre le savoir et le sexe : « L’impasse sexuelle sécrète les fictions [le produit de la mise au savoir du sujet] qui rationalisent l’impossible dont elle provient. » (Lacan, Télévision, p. 51). Le symptôme traduit le manque de savoir sur le sexe. Ce savoir manquant est logé, dans la cure, au lieu du sujet supposé savoir. La tâche de l’analyste (ce que l’on appelle généralement le maniement du transfert) sera de destituer ce sujet supposé savoir pour favoriser le passage au savoir supposé sujet. - Manque de la vérité sur le sexe. Ce manque fait obstacle à l’idée que tout puisse de dire. Il est matérialisé par le résidu de l’articulation signifiante qui devient cause du désir (dans l’exemple clinique que nous avons donné dans le séminaire, et que, par confidentialité, nous ne publions par sur le Web, nous parlions, à partir d’un signifiant équivoque venant présentifier le manque pour le sujet, du bébé comme rejeton qui venait soutenir le désir de fonder une famille). L’angoisse ici traduit la proximité de ce manque de vérité sur le sexe ; il y a proximité lorsque la trame signifiante ne parvient plus à cerner ce manque. - Manque de la jouissance sur le sexe. La castration désigne ce lieu du manque. La castration indique l’impossibilité à traduire sans reste la jouissance en signifiants. Ici, c’est le signifiant qui fait obstacle à la jouissance, mais en même temps, c’est le signifiant qui inaugure la question de la jouissance, c’est par le biais du signifiant que l’espace de la jouissance se constitue, jouissance qui est toujours, toutefois, située Ailleurs pour et par le sujet (au lieu de l’Autre). La jouissance comme pur manque est un fait de structure nécessaire à la subjectivité, « c’est elle dont le défaut rendrait vain l’univers » (Lacan, Écrits, p. 819). Dans la clinique analytique, ces lieux du manque se font inévitablement entendre. En circonscrivant ces lieux, la clinique analytique a pour effet de pousser l’analysant à répondre au manque qu’il rencontre et qu’il fait entendre dans son discours, elle incite à prendre éthiquement position et relance ainsi le travail de subjectivation. * * Poursuivons maintenant sur l’aphorisme que nous commentions la dernière fois : « seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir ». À quoi se réduit fondamentalement le malaise du parlêtre que nous sommes tous si ce n’est à la difficulté de la tâche du travail de subjectivation s’effectuant à l’intérieur des trois champs de la subjectivité : la jouissance, l’amour et le désir. Ce travail, nous venons de le souligner plus haut, consiste pour le sujet à répondre au manque qu’il rencontre, autrement dit à se positionner devant la rencontre du sexuel. Il n’y a pas besoin d’une grande expérience clinique pour constater ce fait : entre la jouissance et le désir, il y a un lien d’hétérogénéité. Pour le dire autrement, la jouissance qui affecte le corps est toujours en dysharmonie avec le désir qui cherche à faire reconnaître cette jouissance ; jouissance qui, en raison de l’intervention de l’ordre signifiant, se transforme. Il y a toujours un résidu à cette transformation. C’est habituellement ici que l’histoire se complique. Que faire avec ce résidu ? C’est ici que l’amour intervient en tant qu’il est ce champ à l’intérieur duquel ce résidu peut être subjectivé. L’amour traite ce résidu par le savoir qu’élabore et invente le sujet. C’est lorsque ce traitement n’opère plus que l’angoisse surgit. Le transfert constitue donc cet espace de traitement de ce résidu. Nous pouvons y repérer le double versant du transfert : le transfert comme résistance en tant que l’espace médian entre le sujet et l’Autre repose sur une supposée homogénéité (il y a collage entre l’autre et l’Autre, c’est-à-dire entre la personne de l’analyste et la place d’où il répond) ; puis le transfert comme appui au travail de subjectivation en tant qu’est révélée l’hétérogénéité entre le sujet et l’Autre, entre la jouissance et le désir. Nous retrouvons aussi ce traitement du résidu dans le groupe (cf. « Psychologie des foules… » de Freud), ce traitement, toutefois, prend généralement appui sur une méconnaissance du reste – il y aurait à faire une distinction entre le groupe et le lien social selon la modalité du traitement collectif du résidu. Pourquoi l’amour parvient-il à traiter subjectivement ce résidu chutant du rapport dysharmonique entre la jouissance et le désir ? Lorsque le sujet rencontre le manque dans le champ de l’amour, sa réponse est susceptible de produire de la signification. La signification est en quelque sorte le paradigme de la reconnaissance de la subjectivité par le sujet. Par la création de la signification, le sujet répond à l’impossible qu’il rencontre et y est radicalement engagé – dès qu’il y a signification pour le sujet, celui-ci n’est plus tout à fait le même qu’avant. Se servant des signifiants de l’Autre (identification), le sujet produit une signification qui est une réponse momentanée de son rapport au manque, qui renvoie ensuite à une autre signification. Bien qu’ayant servi d’appui, la création significative signe une rupture avec l’Autre. L’amour surgit là où cette opération se produit. Pour terminer, voici un tableau repérant différents indices liés aux trois champs de la subjectivité.
Champ Produit Figure rhétorique de la réponse Rapport à l’Autre Jouissance (In)Satisfaction Oxymore Rapport au corps Amour Signification Métaphore Lieu d’adresse de la demande Désir Signifiance Métonymie Rapport au signifiant
Dans le champ de la jouissance, il y a une réponse (in)satisfaisante du sujet au manque, repérable dans le discours sous la figure de l’oxymore – qui dénote l’aporie inhérente à la jouissance. Dans le champ de l’amour, il y a réponse significative du sujet au manque, repérable par le biais d’une production métaphorique. Alors qu’il y a, dans le désir, une réponse signifiante, une réponse renvoyant métonymiquement à Autre chose. La signification est la réponse du sujet à l’articulation de la signifiance qui cerne l’objet impossible de la jouissance (objet qui n’est pas représentable mais qui est repérable). N’est-ce pas ce même mouvement qui préside à la direction de la cure : l’analyste oriente la signifiance de manière à ce qu’elle cerne le champ de la jouissance. C’est ici que la coupure prend toute son importance. Un « bon » maniement de la coupure favorise la production de la signification. Coupure qui procède d’une lecture juste, juste par rapport aux enjeux du déploiement de la subjectivité d’un sujet.
Séance du 20 avril 2001 Pour les deux dernières séances qu’ils nous restent avant de passer aux commentaires de cas cliniques que les participants du séminaire feront, je voudrais me pencher sur deux points qui nous aideront sans doute à mieux interroger la clinique analytique. Un de ces points porte sur la question de la lecture. La clinique analytique consiste-t-elle en une lecture de la subjectivité ? Cette question interroge la place et la raison de l’interprétable – n’y a-t-il d’interprétable que parce qu’il y a à lire dans ce qui se dit et s’entend du discours de l’analysant ? Qu’est-ce que lire ? Lire nécessite du lecteur (sujet) de lier une suite d’éléments. En reprenant la formule de Lacan, posons qu’il n’y a, dans la clinique analytique, de lecture qu’en tant que le signifiant représente le sujet (du manque) pour un autre signifiant. La lecture analytique porte donc moins sur ce qui se lie que sur ce qui fait obstacle à la liaison signifiante. Il ne s’agit pas, comme dans la clinique médicale ou comme un lecteur de disque compact, de lire des signes, de décoder un message de signes univoques. La lecture, inhérente à la clinique analytique, procède de la structure du signifiant : son impossibilité à s’auto-représenter. Le signifiant est, de structure, équivoque. La lecture porte donc sur les effets du rapport du sujet au manque, ou pour le dire autrement, sur le réponse du sujet devant le manque qu’il rencontre à se faire représenter par le signifiant. Pour conclure sur ce point – sur lequel nous reprendrons la prochaine fois –, deux conditions autorisent la lecture de la subjectivité : la prise en compte de la structure du signifiant, mais aussi celle de cette fonction que Lacan a épinglé sous le nom de sujet supposé savoir et qui n’est qu’une conséquence au fait de que le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. Le deuxième point a été abordé tout au long de l’année, il s’agit des trois dimensions de la clinique analytique : savoir, vérité et jouissance. Trois dimensions qui, encore une fois, découlent de la division du sujet : le sujet est séparé et du savoir (incomplétude) et de la vérité (mi-dire) et de la jouissance (castration). Du point de vue de la subjectivité, il n’y a donc pas de totalité du savoir, ni de vérité toute, ni de jouissance sans limite sinon imaginairement ou encore supportées par un discours « toutalitaire », idéaliste. De cette aliénation (division signifiante) et de ses effets, la clinique analytique fait lecture, une lecture produisant une réalisation subjective. Le psychanalysant est celui qui parvient à réaliser comme aliénation son « je pense », c’est-à-dire à découvrir le fantasme comme moteur de la réalité psychique, celle du sujet divisé. […] L’analyste doit donc savoir que, loin d’être la mesure de la réalité, il ne fraye au sujet sa vérité qu’à s’offrir lui-même comme support de ce désêtre, grâce à quoi ce sujet subsiste dans une réalité aliénée, sans pour autant être incapable de se penser comme divisé, ce dont l’analyste est proprement la cause. (Lacan, « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », Scilicet, no 1, p. 59) « Réaliser comme aliénation son je pense », procède d’une lecture cernant l’impossible des trois dimensions de la clinique analytique. Vis-à-vis ces trois dimensions, distinguons entre : vérité, savoir et jouissance du manque ; et, manque de la vérité, du savoir et de la jouissance. L’un procède, pour le sujet, d’un rapport à l’impossible (c’est ce qui est rencontré dans la cure), l’autre est habituellement présenté par l’analysant sous le mode de l’impuissance, c’est d’ailleurs souvent ce qui le mène à l’analyse. Ainsi : « Suis-je homosexuel ou hétérosexuel ? », traduit un manque de vérité ; « Je ne sais pas ce que je veux », traduit un manque de savoir ; « Je m’ennuie, je suis toujours indécis », c’est-à-dire que la jouissance (jouissance sans savoir) de l’existence de cet analysant l’embarrasse au plus au point, traduit un manque de jouissance. Comment, dans le quotidien de la clinique analytique, repère-t-on ces trois dimensions ? N’observons-nous pas, généralement, que c’est l’embarras que cause la jouissance qui conduit quelqu’un en analyse. Puis que le dispositif de la cure oriente l’analysant vers la vérité. Devant l’intenable de cette rencontre avec la vérité, un savoir qui la circonscrit et qui permet au sujet de savoir y faire avec est attendu par le travail de la cure – nous pouvons ici pointer une contre-indication à la suspension de l’analyse lorsqu’elle survient entre la rencontre de la vérité et la constitution d’un savoir. Quand y a-t-il rencontre avec la vérité ? Quand la réalité n’est plus la même pour nous, quand, après avoir dit quelque chose, nous ne pouvons plus faire comme si nous avions rien dit, la vérité est rencontrée. Elle est généralement localisée sans être rencontrée, ainsi l’effort déployé par certains pour « ne pas penser », ceux-ci sachant très bien où cela les conduirait. La parole est le moyen de la vérité. Elle actualise l’impossible (réel) sur lequel procède la structure subjective. Lorsqu’un analysant se prête au dispositif de la cure analytique, et lorsque l’analyste n’y fait pas trop obstacle, la vérité est inévitablement rencontrée. Mais la cure ne s’arrête pas là… Qu’est-ce qu’une cure analytique ? C’est un dispositif de parole à l’intérieur duquel est abordé (par le biais de l’embarras, puis de la rencontre, puis de l’invention) le rapport de l’analysant devant la vérité, le savoir et la jouissance (trois dimensions où est mis en jeu le manque). C’est en ce sens que la psychanalyse relève d’une éthique et non d’une thérapeutique. Reprenons une question que nous avions posée il y a quelques mois : la clinique analytique tiendrait-elle par le nouage (borroméen ?) des trois dimensions, où, si l’une n’est pas prise en compte, la clinique ne tient plus sinon à titre de clinique sauvagement analytique ? Nous pourrions longuement nous pencher à définir et réinterroger chacune de ces trois dimensions. Contentons-nous pour l’instant de réduire chacune d’entre elles à sa plus simple expression, puis de les nouer. La vérité est fondamentalement ce qui est rencontrée par l’expérience de la limite interne de la parole. Le savoir quant à lui procède toujours d’une articulation signifiante, et j’irais même jusqu’à dire qu’il conduit à l’invention. Ici, une distinction devrait être faite entre le savoir présent chez l’Autre (savoir refilé), celui dont se sert nécessairement le sujet et la mise au savoir qui mène le sujet à produire une invention afin de savoir y faire avec la vérité rencontrée. Finalement, la jouissance se réduit à une disjonction : disjonction entre ce qui est perdu et ce qui est récupéré ; la jouissance est ce qui se trouve disjoint du corps par l’action du signifiant. Ou encore, la jouissance fait disjonction entre savoir et vérité : poser une complémentation entre vérité et savoir (savoir la vérité), c’est poser le réel comme possible, c’est éliminer le ratage comme mise en scène de la subjectivité, c’est poser un discours qui n’est pas du semblant… La disjonction de la jouissance, causée par l’ordre signifiant, fonde ainsi la subjectivité. Comment se nouent ces trois dimensions ? La clinique analytique tient par l’articulation de la jouissance en défaut que révèle l’expérience de la limite interne de la parole. Reste donc à mettre à l’épreuve la teneur de ce nœud.
Séance du 11 mai 2001 En reprenant les trois dimensions de la clinique analytique, traçons à gros traits l’orientation d’une cure : Embarras de la jouissance ® Rencontre de la vérité ® Invention d’un savoir C’est généralement l’embarras que pose la jouissance qui conduit quelqu’un vers l’analyse ; embarras que produit la disjonction inhérente au rapport – médiatisé par l’ordre signifiant – du sujet à la jouissance. La vérité de cette disjonction (figure de la castration) est nécessairement rencontrée par le déploiement de la parole qu’impose le dispositif de la cure. De cette rencontre – lorsque l’analysant ne met pas fin à son analyse – le travail analytique prend une nouvelle tournure : construire, inventer, un savoir y faire avec cette vérité. J’ai, la dernière fois, proposé cette idée que la clinique analytique tient par le nouage de ces trois dimensions, qu’elle tient par l’articulation de la jouissance en défaut que révèle l’expérience de la limite interne de la parole. Comment s’opère ce nouage ? Par la lecture. La lecture, inhérente à la clinique analytique (faire lecture des limites et effets du signifiant), nodalise (lie / lit) jouissance, vérité et savoir. Faire lecture de la subjectivité revient à lire l’articulation de ces trois dimensions. Mais qu’entendre au juste par lecture ? L’éthique du Bien-dire – soit de s’y retrouver dans la structure (Lacan, Télévision, p. 39) – serait-elle une éthique du Bien-lire ? La lecture est une modalité de traitement de l’action signifiante qui fait appel à deux concepts bien connus : la répétition (pas de lecture sans répétition signifiante) et le sujet : le sujet étant l’effet de la répétition signifiante, l’acte de lecture du signifiant engage le sujet, ce dernier se saisit de la prise en compte du battement inhérent à la signifiance (liaison / coupure, cf. aliénation et séparation dont parle Lacan dans le séminaire XI) Est-ce que raconter son histoire – se faire représenter par un signifiant pour un autre signifiant – est un exercice de lecture ? C’est sans doute nécessaire mais ce n’est pas suffisant. La lecture a une résonance subjective à partir du moment où est interrogé le lieu d’adresse de l’histoire racontée (fiction de l’association libre) – c’est donc ici la question du transfert qui prend place. Nous retrouvons donc les deux conditions nécessaires à la mise en place d’un dispositif de lecture de la subjectivité : la prise en compte de la structure du signifiant et celle de l’espace du transfert (et par conséquent de la fonction du sujet supposé savoir). Ainsi, la lecture ne relève pas de la biographie, mais plutôt de l’affrontement de l’histoire d’un sujet à sa structure. Comment parvient-on à lire ? Ce qui revient à se demander comment un analysant en arrive à prendre sa cure en main. La réponse est simple même si elle peut relever de l’héroïsme : en prenant parole (dire) du lieu de la jouissance en défaut, de l’impossible à dire et de l’incomplétude du savoir. Affronter ces lieux par le déploiement de sa parole à l’intérieur d’un espace où l’Autre est pris en compte (ici, la question du transfert demanderait à être travaillée, par exemple en distinguant l’existence du lieu de l’Autre de l’inexistence de l’Autre) fait lecture. Autre question : qu’est-ce qui est à lire ? Moins le signifiant que ce qui résiste à l’appréhension signifiante. Ou encore, ce qui ne se dit pas mais qui insiste dans le dire. Pour reprendre le titre d’un ancien séminaire, la lecture porte sur la littéralité du dire, elle porte sur la connexion (impossible) qu’a construit le sujet (avec les éléments signifiants de son histoire) entre le langage (champ par lequel il a fait l’expérience du manque) et le réel (l’impossible du savoir total, de la vérité toute et de la jouissance sans limite). Pour terminer, je vous propose un découpage en quatre temps du procès de lecture inhérent à la clinique analytique. Ces quatre temps prennent appui sur un schéma qu’a construit Jean-Michel Vappereau. 1) Tout parlêtre use de signifiants pour vivre. Il se sert du savoir refilé. Mais tôt ou tard, ce savoir refilé s’avère insuffisant à répondre aux questions que posent l’amour (rapport au savoir), le désir (rapport à la vérité) et la jouissance (rapport au corps). Une rupture (que Lacan appelle « rupture du signifiant » ou encore « rupture du semblant ») inaugure ce procès de lecture. Il s’agit ici d’une trame signifiante qui est traversée par un dire, c’est-à-dire qui est supportée par l’énonciation. Y est donc rencontré l’irréductible écart entre S1 et S2, soit les trois figures de l’impossible ci-haut mentionnées. 2) Pas de rupture sans éclats. Toute rupture laisse échapper des restes qui échappent à l’ordre signifiant et au registre imaginaire ; ce sont ces restes qui s’inscrivent (s’écrivent ?), par exemple, dans le symptôme, ou qui se traduisent par l’angoisse. Ce qui ne se dit pas mais qui insiste dans le dire « ruisselle » sous forme d’éclats de jouissance. Ces éclats, lorsqu’ils ne sont pas lus, alimentent le versant morbide de la pulsion de mort. 3) La lecture proprement dite. Il s’agit de l’articulation des éclats que révèle l’expérience du déploiement de la parole ; ou pour le dire autrement, de la mise au savoir de cette vérité de la rupture. Ici, la fonction du sujet supposé savoir (cf. réponse de l’analyste) est particulièrement cruciale pour le mise en place de la tâche analysante qui en est une de lecture. C'est d'ailleurs le positionnement de cette fonction qui opère le passage d'un temps à l'autre (cf. la flèche au centre du schéma). 4) La lecture nécessite de se servir du savoir de l’Autre (savoir refilé) afin d’en arriver à s’en passer et à construire un savoir y faire – ce vers quoi conduit le Bien-lire. Ici, à ce quatrième temps du procès de lecture, peut se poser la question de la sublimation, ou encore du sinthome. Il s’agit donc des effets et des modifications subjectives que produit le travail de lecture de la clinique analytique.
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