Le Sujet
de l'actualité
Séance du 17 octobre Le Sujet de l’actualité ; pourquoi ce thème ? Certains pourraient d’emblée réagir en trouvant là une preuve supplémentaire de la tendance hégémonique, de la psychanalyse, d’autres encore affirmeront que les psychanalystes n’ont pas à entrer dans une herméneutique, ni dans une voie qui ne permet en rien de construire. Mais de quelle actualité s’agit-il ? L’actualité est en effet le caractère de ce qui est actuel, de ce qui existe, or aujourd’hui le développement du potentiel et du virtuel, qui sont ces opposés au sens étymologique, ne viennent-ils pas profondément atteindre cette dimension de l’actualité tant pour l’individu que pour la collectivité. Un autre enjeu vient aussi à se démontrer dans le fait d’être ou pas d’actualité… A ce propos qu’en est-il de la psychanalyse car autant pour certains la psychanalyse a désormais sa place dans le champ des savoirs autant pour d’autres elle demeure hors toute reconnaissance. Pour préparer ce séminaire j’ai ainsi été étonné d’une visite chez un libraire renommé de voir combien les publications psychanalytiques actuelles portaient soit sur le centenaire de la psychanalyse soit sur la psychanalyse et le millénaire, rien d’étonnant sauf peut-être que cette recherche d’être d’actualité nécessiterait davantage que de se référer à des seuls nombres, mais à quels repères s’attache l’actualité ? On constate ainsi la présence d’analystes dans des émissions radios et télévisées, dans lesquelles leur rôle est précisément de commenter l’actualité. En Belgique suite à l’affaire Dutroux il y a eu à cette occasion différentes prises de position. Nous aurons l’occasion en ce séminaire d’y revenir mais pour introduire ces questions, je partirais de deux tomes intitulés Événement – sous titré Psychopathologie du quotidien – écrit par Daniel Sibony, dans lequel il propose de passer du quotidien à l’événement. L’événement est entrechoc, entre nos résistances à le sentir et sa force réelle d’impact ; entre nos peurs de le percevoir ou de le penser et son pouvoir d’effraction dans nos vies, dans la trame routinière – où rien n’arrive, par définition. De fait, ça ne cesse pas d’arriver ; les signaux lancés d’Ailleurs s’accumulent, le courrier venu d’Autre-Part s’entasse ; les lecteurs manquent pour le lire ou le déchiffrer. Pourtant c’est à nous que cela arrive, c’est donc à nous que c’est destiné. Mais il y a mille façons de se dérober, ou de faire de son destin une dérobade ; comme dans ce curieux mode d’être ; où l’événement nous arrive… à notre insu. (Événements Tome I, p. 13) Mais plus encore il y précise : L’événement c’est d’abord cela : cette explosion de « temps » qui nous arrive comme « autre » ; mais on la reconnaît – en partie – car on a en soi les traces qu’il faut pour la marquer, la remarquer ; c’est à la fois étranger et familier, c’est extérieur et nous y sommes déjà présents. L’événement est une coupure dans l’espace-temps, une incision dans ce bloc jusque-là muet, massif, indistinct. (Événements, Tome I, p. 14) D. Sibony revendique ainsi de s’appuyer sur l’approche de Freud en interprétant un symptôme, un rêve, pour y interroger le détail qui ne colle pas avec l’ensemble et qui souvent fait décoller l’ensemble. Dans son second ouvrage Sibony aboutit à une conception de la psychanalyse qui ne peut manquer de nous surprendre : « C’est bien dans l’esprit de toute mon œuvre : au fil des textes j’ai construit une ontologie de l’inconscient, une façon de questionner nos modes d’être compte tenu de cette force, l’inconscient, qui nous dévie ou nous dévoie mais nous défie de retrouver d’autres voies – plus averties. N’est-ce pas ce qu’invitent à faire mes grands livres préférés, la Bible de Shakespeare ? » (Evénements, Tome II ) Une ontologie de l’inconscient ? Est-ce cela qui est mis en jeu avec la psychanalyse ? Qu’en est-il de la récurrence dans les événements ? Ou, autrement dit, qu’est-ce que l’actualisation ? Est-ce que l’on peut s’en tenir à ce que Sibony en dit : « Eh bien ce qui s’évoque ici dans l’événement, c’est ce qui ne se passe pas ou qui revient et qui appelle une autre écoute » ? Séance : Le passé, le vécu présent et l’interprétation En 1904, LÄWENFELD et DEYMANN ont présenté la méthode psychanalytique en disant que Freud a fondé sur l’inconscient « un art d’interpréter dont la tâche est pour ainsi dire, d’extraire du minerai des idées fortuites le pur métal des pensées refoulées. Le travail d’interprétation ne s’applique pas seulement aux idées du patient mais aussi à ses rêves, qui nous ouvrent l’accès direct de la connaissance à son inconscient, de ses actes intentionnels ou dénués de but (actes symptomatiques) et des erreurs commises dans la vie de tous les jours, lapsus linguae, actes manqués, etc... » [i] La métaphore de l’extraction revient plus d’une fois sous la plume de Freud pour caractériser la pratique de l’interprétation ; à ce propos pour marquer la différence entre la méthode par suggestion propre à la psychothérapie hypnotique et la technique analytique, Freud fait référence à la différence que faisait Léonard de Vinci entre la peinture et la sculpture : l’une travaille per via di porre en appliquant une substance sur une toile blanche tandis que l’autre procède per via di levare en ôtant de la pierre brute ce qui va être nécessaire pour créer une forme. Ainsi pour Freud « la méthode analytique ne cherche ni à ajouter, ni à introduire un élément nouveau, mais au contraire, à enlever, à extirper quelque chose ; pour ce faire, elle se préoccupe de la genèse des symptômes morbides et des liens pathogènes qu’elle veut supprimer ».[ii] Il y a également un usage de l’interprétation qui a été d’extraire dans le quotidien du « matériel » pour venir affirmer des propos de tout ordre, Freud a réagit vivement à cette pratique de l’interprétation sauvage. Mais quel est le statut du vécu présent et de son lien avec le passé. Ce que Freud introduit c’est que le passé doit être pris dans son statut de vécu présent, c’est l’actuelle surface psychique du patient qui fait l’objet de la technique psychanalytique «… le patient n’a aucun souvenir de ce qu’il a oublié et refoulé et ne fait que le traduire en acte. Ce n’est pas sous forme de souvenir que le fait oublié réapparaît, mais sous forme d’action. Le malade répète évidemment cet acte sans savoir qu’il s’agit d’une répétition ».[iii] Ainsi pour Freud le travail de l’analyste va consister tout d’abord à repérer le caractère répétitif et à transposer le registre de la causalité psychique du présent au passé, opération qui va de pair avec le fait qu’il y suppose une répétition. « Il faut donc que d’après les indices échappés à l’oubli, il (l’analyste) devine ou plus exactement, il construise ce qui a été oublié. La façon et le moment de communiquer ces constructions à l’analysé, les explications dont l’analyste les accompagne, c’est là ce qui constitue la liaison entre les deux parties du travail analytique, celle de l’analyste et celle de l’analysé ».[iv] La référence que Freud fait également à l’archéologie ne doit cependant pas aboutir à une vision simpliste d’un puzzle auquel il s’agirait de compléter les espaces manquants. De même concernant la pertinence des interprétations, l’affirmation de l’existence d’un critère extérieur est bien problématique alors qu’il s’agit bien plus de compter avec la construction opérer par le sujet lui-même, certains psychanalystes tel Piera Aulagnier iront jusqu’à parler d’auto-historisation, dans cette conception analyste et analysants sont des historiens en quête de preuve. Pour d’autres tel Roy Schafer, les faits « historiques » concernent la vie de l’analysant et donnés comme tels par lui deviennent des faits psychanalytiques lorsqu’ils sont redits par l’analyste. Afin d’avancer dans cette question il est nécessaire de voir que Freud rappelle que « Nul ne peut-être tué in absentia ou in effigie » et que le transfert sert la résistance mais également donne le caractère d’actualité aux affects inconscients refoulés. Ainsi pour J. Lacan en fin de compte c’est à l’acte même de la parole en tant que tel que nous sommes renvoyés « c’est la valeur de cet acte actuel qui fait la parole vide ou pleine. Ce dont il s’agit dans l’analyse du transfert c’est de savoir à quel point de sa présence la parole est pleine ».[v] Par la suite J. Lacan mettra encore d’avantage l’accent sur ce que la répétition met en présence : « si pour nous la répétition symptomatique à un sens vers quoi je vous redirige, réfléchissez sur la portée de votre pensée. Quand vous parlez de l’incidence répétitive dans la formation symptomatique, c’est pour autant que ce qui se répète est là non pas même seulement pour remplir la fonction naturelle du signe qui est de représenter une chose qui serait ici actualisée mais pour présentifier comme tel le signifiant que cette action est devenue ».[vi] Au cours de notre séminaire nous poursuivrons ces questions et en particulier sur ce qu’il en est d’énonciations actuelles qui se présentent souvent comme des ascèses laissant pour compte l’aménagement voir le balayage de tout savoir actualisé.
[i] S. Freud, La technique psychanalytique, « La méthode psychanalytique de Freud », (1904) Paris PUF, 1970, p. 5. LA RÉSISTANCE ET LA PERLARBORATION
Nous avons donc proposé la lecture d’un article que Freud écrivit en 1914 intitulé « Remémoration, Répétition, Perlarboration ». Cette lecture nous amène ainsi à lire (en français) Freud dans le texte. Dans ce texte, il fait le point sur l’évolution de la psychanalyse et, en particulier, l’évolution des cohérences de la cure pour lesquelles il utilise de nouveaux termes, tel celui de « perlarboration », dont la conception usuelle est de dire qu’il s’agit d’un travail portant sur les résistances à l’interprétation. La question qui se pose ici est de savoir jusqu’où tient l’efficacité de l’interprétation face aux questions suscitées par l’actualité. Freud décrit l’évolution de la psychanalyse en trois temps : Au départ, la conception de la cure se présente comme devant permettre au sujet d’évoquer et même de revivre les événements traumatiques auxquels les événements sont liés. Puis abréagir ceux-ci, c’est-à-dire se libérer de ceux-ci en produisant un effet de catharsis (décharge). En un deuxième temps, il y a abandon de l’hypnose, et l’on s’applique à découvrir ce que la mémoire avait oublié. La résistance devait encore être évitée mais il y avait toujours recherche de faits : avec cependant l’abandon de l’abréaction et plutôt un effort sur la règle fondamentale. Enfin, la troisième phase s’est pleinement orientée à travailler sur l’actuelle surface psychique du patient sur laquelle le psychanalyste applique son art d’interpréter, principalement à reconnaître les résistances qui surgissent et à les faire connaître au patient. C’est que transfert et perturbation viennent prendre place. Ce qui est particulièrement intéressant dans la suite du texte, c’est de voir que Freud s’appuie ensuite sur des observations cliniques qui ont été faites dans le cadre de la cure, pour montrer les nouvelles questions que la pratique suscite. Celles-ci portent sur la souvenance – les difficultés rencontrées au niveau de l’accès à ce qui a été oublié et sur les effets de l’interprétation sur le comportement. Pour expliciter son propos, Freud reprend les difficultés rencontrées au début de la cure et insiste sur la force de la maladie – plus la résistance est grande, plus il y aura une mise en acte qui se substitue au souvenir. L’analysé voit cela comme actuel alors que l’analyste lui montre la part du passé. Mais tout ceci étant possible en tant que la cure est considérée comme un fragment de la vie réelle. Freud n’hésite pas à ce propos à dire que le patient devra faire force de son courage pour accepter la maladie comme une part de lui. Freud n’hésite pas non plus à ce propos à dire que le patient « tire de l’arsenal du passé les armes avec lesquelles il va se défendre contre la continuation de l’analyse, armes dont nous devrons une à une le déposséder ». Il y aura donc une lutte, qu’il s’agisse de transformer la névrose ordinaire en une névrose de transfert – transfert qu’il qualifié d’arène. « Le transfert crée de la sorte un domaine intermédiaire entre la maladie et la vie réelle, domaine à travers lequel s’effectue le passage de l’une à l’autre. L’état nouvellement instauré a pris tous les aspects d’une maladie artificielle pourtant accessible à nos interventions. En même temps, il est une tranche de vie réelle que des conditions particulièrement favorables rendent possible et qui a un caractère provisoire ». A ce propos, Freud fait remarquer que de nombreux jeunes praticiens analystes croient que, après la « révélation » des résistances, ils ont affaire avec l’achèvement du travail ; or, il n’en est rien. En effet, pour Freud, il faut que le patient ait le temps de connaître, perlarborer, vaincre et poursuivre le travail commencé. Alors seulement l’analysé peut se convaincre de l’existence et de la force de la résistance. Que veut dire Freud lorsqu’il emploie le terme de « perlarboration » – terme traduit en français du terme durcharbeiten ? Quel est ce temps nécessaire après l’interprétation et quelle est la place de l’analyste durant celui-ci ? Ces questions sont cruciales car le temps de la perlarboration est considéré par Freud lui-même comme un de ceux qui exerce sur « les patients la plus grande influence modificatrice et celle aussi qui différencie le traitement analytique de tous les genres de traitements par suggestion ». Nous verrons au cours des prochaines séances du séminaire, comment, à partir de ce temps de perlarboration, nous pouvons distinguer différentes conceptions virtuelles de la psychanalyse dont certaines, quoique se revendiquant de Freud et/ou de Lacan, sont profondément divergentes. Voire opposées !
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