"La passe" de Pierre Bruno

En avril 2020, un groupe de travail a été mis sur pied pour étudier la question de la passe. Le travail fut scindé en deux partie. Dans la première, il s’est fait à partir du livre de Pierre Bruno (La passe, Éd. Presse Universitaire du Mirail, 2003); puis à partir de l’étude des deux versions de la Proposition d’octobre 1967.

L’étude du livre de P. Bruno consistait à aborder les trois axes de travail que le livre propose – passe et fin, l’interprétation, le père réel – afin de tenter de faire ressortir le lien que l’auteur établit avec la passe. Plusieurs aspects du livre peuvent être relevés. Mais j’en retiens particulièrement deux qui sont revenus à quelques reprises dans les discussions ultérieures :

"La nomination d’un AE par le cartel a pour fonction de sélectionner un nom propre parce que ce nom propre est celui d’une énonciation singulière et inédite qui, prélevée dans la cure du sujet par le sujet lui-même, fait la preuve d’un effet de déplacement discursif – en l’occurrence passage de l’analysant à l’analyste. Puisqu’il nomme le symbolique, et qu’il le sort de cette façon de l’anonymat d’un symbolique (soit une doctrine) sans énonciateur, ce nom propre a statut de symptôme. Je le dis d’emblée pour souligner la place des AE dans une communauté psychanalytique : faire symptôme – marquer une « hétérité » - ex-sister au groupe, et non faire bouchon, caste, corps ou vitrine" (pp 61 – 62).

"La division ultime, celle qui, d’être assumée, signe la fin, est-elle entre les 2 x de l’exception (Ǝx nonΦx) et de l’universel ( Φx)? Comment situer, au regard de la fin, le traversement du nécessaire (Ǝx nonΦx) à l’indécidable (nonƎx nonΦx)? La contradiction n’est-elle pas entre père réel (impossible du rapport sexuel) et père du réel (métaphore du rapport sexuel), sachant que l’analyste se définit de « ne pas être » ce dernier?" (pp. 81 - 82).
Si l’objet de la passe est le désir de l’analyste, le sujet est le sujet lui-même; celui qui glisse constamment entre les doigts; qui passe constamment entre les signifiants de la chaine signifiante et qui est de l’ordre d’une pure signification; mais qui peut être repéré par les soubresauts de la parole, du symptôme, des formations de l’inconscient. Comme le vent peut être repéré par le frémissement des feuilles d’un arbre. Le sujet passe, c’est au passeur et au jury de le repérer.
Par ailleurs, l’étude de la Proposition de ’67 fut fort intéressante à plusieurs égards. On s’est entre autres arrêté sur des aspects d’une cure tels que l’agalma, la destitution subjective et le désêtre, la position dépressive, etc. Je retiens particulièrement ces deux citations de Lacan :
"Le désir du psychanalyste, c’est son énonciation, laquelle ne saurait s’opérer qu’à ce qu’il y vienne en position de l’x : de cet x même, dont la solution au psychanalysant livre son être et dont la valeur se note (-φ), la béance que l’on désigne comme la fonction du phallus à l’isoler dans le complexe de castration, ou ce (a) pour ce qui l’obture de l’objet qu’on reconnaît sous la fonction approchée de la relation prégénitale. (C’est elle que le cas Alcibiade se trouve annuler : ce que connote la mutilation des Hermès.)".

"Disons ici, sans développer, qu'un tel accès implique la barre mise sur l'Autre, que l'agalma en est le signifiant, que c'est de l'Autre que choit le (a) comme en l'Autre s'ouvre la béante du (-φ) et que c'est pourquoi, qui peut articuler ce S(Ⱥ) celui-là n'a nul stage à faire, ni dans les Bien-Nécessaires ni parmi les Suffisances pour être digne de la Béatitude des Grands Ineptes de la technique régnante".
On y retrouve les deux opérateurs de la passe, l’objet a et (-φ). Et compléter par un troisième, S(Ⱥ). Que Lacan résume par cette autre citation :
"Le passage du psychanalysant au psychanalyste, a une porte dont ce reste qui fait leur division est le gond, car cette division n’est autre que celle du sujet, dont ce reste est la cause".
Le passage à l’analyste s’opère par ce ternaire, lequel laisse une béance ouverte : il est confronté et exposé au réel irréductible, au non-savoir L’analyste n’a plus envie à la fin d’en lever l’option, comme dit Lacan. Tout ce qu’il peut faire, c’est de le border; de tricoter autour du trou dans le savoir de l’Autre; c’est-à-dire, le travail d’extension. C’est dans, et par cette béance, que l’analyste met en action son désir d’être.
Si c’est dans cette béance que s’ouvre la porte du passage à l’analyste alors, qu’en est-il de l’indécidable dans la passe? De l’indécidable du choix fou et du désir d’être? Ne serait-ce pas la question qui se pose pour tous les acteurs de la passe : passant, passeur et jury de la passe. On est alors à des années-lumière de la passe en tant que reconnaissance ou confirmation d’un désir d’être.
Avant même qu’il invente la passe, Lacan avait quand même vu le truc :

"C’est-au-delà de la fonction du a que la courbe se referme, là où elle n’est jamais dite, concernant l’issue de l’analyse. À savoir, après le repérage du sujet par rapport au a, l’expérience du fantasme fondamental devient la pulsion. Que devient alors celui qui a passé par l’expérience de ce rapport opaque à l’origine, à la pulsion? Comment un sujet qui a traversé le fantasme radical peut-il vivre la pulsion? Cela est l’au-delà de l’analyse, et n’a jamais été abordé. Il n’est jusqu’à présent abordable qu’au niveau de l’analyste, pour autant qu’il serait exigé de lui d’avoir précisément traversé dans sa totalité le cycle de l’expérience analytique" (Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, leçon du 24 juin 1964).

Tout est là me semble-t-il, en filigrane : l’impossible du dire, le repérage du sujet et de son objet, repérage du fantasme, le frayage de la pulsion, le « nouveau » sujet. Il ne restait qu’à l’articuler d’une façon logique.

Alain Gilbert

Les séminaires auront lieu par visioconférences