Les beaux endormis
Jean-Paul Gilson

Ad captandam benevolentiam

Le petit commentaire qui va suivre, est le second volet[i] d’une présentation des thèses de Lacan à l’usage de professeurs de français au niveau collégial. La première partie avait été consacrée au texte fameux de E.A. Poe : La lettre volée et repris par Lacan dans son séminaire du même nom. Il fait l’ouverture de ses Écrits publié au Seuil en 1966.

Lacan nous y montrait comment repérer derrière l’apparente facilité de la trame d’un conte, l’extrême complexité du jeu du signifiant et de l’ordre symbolique qui le porte. Ce dont le discours analytique devrait faire ses choux gras plutôt que s’émouvoir d’une clinique de l’affect qui le ramène à une mantique psychologisante.

Aussi l’objectif de mon propos consiste-t-il à interroger la fonction du réveil dans un champ où l’interprétation trop souvent endort et ruine les espoirs vivants des meilleurs de nos étudiants. Capturer la bienveillante attention d’un quidam est bien le tenir en éveil et de la sorte raviver sans cesse le plaisir que nous portons aux choses. En somme, nous avons un objectif commun, vous professionnellement et moi aujourd’hui, celui de ne pas endormir notre auditoire.

Mon introduction cependant comportera une mise en garde.

« Gardez-vous de votre hâte à comprendre ».

Aussi laissez-moi à votre oreille, imposer une écoute un tant soit peu maniériste, du type de celle qui détourne le sens du substratum signifiant où se cristallise trop rapidement le discours.

Essayons, voulez-vous, de présentifier maintenant cette proposition paradoxale : « comprendre, c’est dormir un peu ».

Nous en montrerons d’abord le paradigme dans l’analyse d’un texte poétique. Il faudra, cela posé, dégager ensuite pour notre propos, ce qui fait le pendant à la signification avérée, ce qui en fait l’étoffe.

C’est le discours.

Un pas encore et c’est la nouveauté, quand elle réanime la triplette trop connue de l’interprétation prise entre l’énoncé et l’énonciation qui servira d’amorce à nos conclusions dont je dis que rien ne les assure d’autre que la nécessité interne, non pas de ma démonstration, mais de l’écriture d’Hugo.

Seule la liberté qu’octroie la prise du signifiant au sujet, permet à celui-ci, effet-retour, d’assurer le déterminisme de l’interprétation.

Non, le dieu qui meurt (« en haut mourait un Dieu ») ne permet pas tout, il isole une signification[ii]

1- Un bon point : le point de capiton

Six strophes descriptives tout d’abord (« Booz endormi » ; voir annexe, p. 26), rassemblant dans un premier temps les quatre javelles que constitue chacun des vers pour les nouer ensuite en un dizeau, générique de leur liaison[iii]. Trois eussent suffi, il est vrai, à donner consistance à ce premier exploit.

Le surplus n’est là que pour nous induire à la générosité du texte, mettant d’autant plus en valeur l’opération particulière qui s’est, en cette occasion, réalisée.

En effet, la liaison des signifiants entr’eux, toute sensée (pertinence) qu’elle soit, mais aussi insensée, cas de toute poésie[iv], a reçu au passage (mais qui donc est le généreux donateur ?) une inflexion, une orientation, une cristallisation qui d’un seul coup, fait basculer de son lyrisme béat ce qui n’aurait pu être qu’une ode glorieuse voire même épique, en un moment tragique, en tout cas poignant.

Une métaphore en est responsable !

Dans le champ du sommeil dont le rêve est le gardien (Freud dixit[v]), un éclair vient de zébrer la morosité des bien-pensants, de ceux qui ne glanent de la lecture d’un texte que ce que le bon sens a laissé comme trace de sa moisson.

Ami lecteur, te voilà divisé par l’arc du signifiant qui opère sur toi quand il fait symptôme du non-sens où le temps de ta pensée se trouve irrémédiablement troué par l’être, d’une manière incopulable[vi].

« Sa gerbe n’était point avare ni haineuse »

Non, elle ne l’était point.

Qui ? Sa gerbe.

Quoi ? (point) avare et (ni) haineuse.

Où vous voyez la fonction[vii] signifiante [f(S)] substituer un signifiant à un autre (gerbe à Booz) en vue de faire émerger une signification (+s) nouvelle, non sans qu’intervienne ici un déplacement, une ombre portée insaisissable du Sujet sur l’objet (avarice et haine), et de l’objet sur le sujet (gerbe : objet en place de sujet). F( )S = S(+s)

Mais de quoi donc est responsable cette métaphore ?

D’un trope, c’est-à-dire d’un tour, d’une manière, d’une chansonnette nouvelle qui infléchit maintenant l’axe de lecture, inscrivant la ligne de départage entre les significations du texte, traçant la possibilité du tropique du poème.

Cette trouvaille fait aussi trou qui vaille, qui fasse support ou encore s’égale à ce sujet, Booz, aboli, absent, dont la trace mortifiée maintenant nous est léguée – dirai-je vivante ? – par la mort syncopée de la signification.

En somme ce tour rhétorique, ce trépan du trépas de Booz, a creusé le passage, le pertuis dont l’envers, gerbier du verbe, se dresse noué maintenant vers le ciel.

A partir de ce point, tout devient différent, marqué en quelque sorte d’une rétroactivité signifiante due au poids de la métaphore qui capitonne le sens en une signification pour ce sujet absenté et qui par la même occasion est sommé d’en répondre.

effet de la métaphore

Et c’est effectivement ce que nous constatons dans l’écriture de Hugo, aux strophes 7,9,16. Ces strophes en effet, inscrivent l’ensemble qu’elles entament d’une marque qui n’est plus seulement concaténation signifiante, mais liaison qui se fait maintenant sous le coup de ce qui l’assujettit. (« Donc..., comme dormait..., pendant qu’il... »)

Voilà Booz absenté, bien que présent mais comme signifiant, sous la chaîne apparente du discours.

Un deuxième signifiant[viii] va capitonner alors doublement le gerbier nouvellement constitué. Deux strophes rappellent en effet les malheurs et l’abandon du passé quand la vie côtoyait le désastre et les terreurs de la nuit. Ce signifiant qui rappelle le passé s’inscrit sous l’inquiétude des traces encore visibles du déluge et des géants qui peuplaient le monde.

Il s’adresse à celui qui ne sera nommé qu’aux strophes 12 et 22. C’est le Seigneur-Dieu.

Il s’agit ici d’une seconde opération signifiante, d’un complément du capitonnage du texte. Ici ce n’est plus seulement la dimension rétroactive du sujet pris dans la pléthore de ses biens, ce sont ses angoisses et ses désirs qui modulent le texte de façon décisive. Quand l’aiguille du discours coud l’étoffe de la richesse à sa doublure, la crainte de Dieu, elle transforme aussi la couverture du sommeil du juste en don de l’alliance.

La crainte de Dieu est ce second signifiant.

A partir de ce capitonnage, c’est du cousu main. Tout se trouve joué et le signifiant dans sa double pente pléthorique et anxieuse, se noue au signifié. Il nous indique clairement entre Hugo et nous lecteurs, quelle signification parmi toutes celles flottantes, s’est trouvée précipitée et organise la suite du texte.

Cette opération, c’est en raccourci, celle que la Bible prit son temps à décrire[ix]. C’est l’opération du mythe, de la mise en place d’une structure apte à nouer la masse flottante des significations induites par la concaténation signifiante.

Le récit dès lors, a pris son orientation définitive et, des javelles engerbées, la javeline du désir monte au ciel recevoir du père éternel l’accord d’alliance par où un homme se noue à une femme et prend signification de père.

C’est ainsi que la fonction de vérité entre de manière vivante dans l’économie de ce texte. Hugo, tout comme Freud, nous montre que c’est par l’intermédiaire de la signification dernière de l’idée de père.

« Le père est d’une réalité sacrée en elle-même, plus spirituelle qu’aucune autre, puisqu’en somme rien dans la réalité vécue n’en indique à proprement parler la fonction, la présence, la dominance. » (Lacan, Séminaire III , Les psychoses, p. 244).

La mise à l’avant-plan de ce drame où le père doit mourir, c’est-à-dire s’absente, a été, par Freud, ramené au rang de mythe d’ Œdipe.

II-étoffer un propos

L’étoffe de ce déploiement de la signification porte le nom de discours.

La notion de discours, celle mise en place par Lacan après une vingtaine d’année de réflexion est extrêmement élaborée et je n’en présenterai maintenant que les éléments qui serviront d’une part à formaliser le cas particulier que je viens de vous proposer et à illustrer d’autre part, le problème soulevé par vos questions antérieures.[x]

Je l’introduirai aujourd’hui autour d’une première – non pas complémentarité – mais disjonction, celle du savoir et de la vérité.

savoir
vérité

Le livre de Ruth, tiré de la somme biblique peut, vous en conviendrez, servir de support au savoir que nous avons de l’histoire de Booz. Sa vérité fait partie d’un type particulier, de celle qu’on appelle « révélée », c’est-à-dire produite sous inspiration par l’entremise prophétique.

Il faut aussi reconnaître que votre statut, celui de professeur, pris dans le projet plus général de l’enseignement occidental, c’est-à-dire essentiellement marqué par la science, entraîne une sorte de dévalorisation de cette place précise de la vérité. C’est pourquoi je me suis employé à resituer sa place autour des signifiants-capitons dans la transmission biblique et mythique aussi bien linguistique que scolaire[xi].

En parlant de « place de la vérité », c’est une fois de plus un signifiant nouveau qui s’isole dans le contexte que nous interrogeons, celui du capitonnage du discours. Car il faut convenir que tous les signifiants ne s’accordent pas de la même manière, dans n’importe quel sens, quand il s’agit de promouvoir la signification d’un discours.

Le petit graphique ci-dessus vient de nous faire saisir que le savoir ne vient pas toujours en place de vérité. Il existe donc d’autres places pour le savoir. Il existe même plusieurs choses pour les occuper, à moins de les laisser vides.

Or ce que nous savons (cf. supra) c’est que le savoir se constitue de désigner le signifiant qu’il remplace (S1 pour S2) et que le produit de cette opération est de désigner le Sujet, Booz absenté, ( ).

Nous avons donc en ce moments trois termes ( S1, S2, ) pour seulement deux places connues (vérité et production).

En outre, nous pouvons d’ores et déjà ajouter deux places supplémentaires, celles qui correspondent à l’écriture d’Hugo et celle de la lecture que chacun peut en faire. Ce que nous pouvons écrire d’une manière plus large : la place de l’agent, la place du chantier autrement dit et la place de l’Autre, celui pour qui on va construire, discourir, poétiser. Mais cet Autre est bien plus encore celui à qui l’on parle, constitue le code, le lieu de ce code, qui le reconnaît finalement.

Quatre places et trois termes, il nous en manque donc un. Il est resté innomé dans la démonstration proposée jusqu’ici. Le fait que je ne sois pas professeur et que vous ne soyez pas mes élèves, ne doit pas m’empêcher de rester didactique et de résumer notre progrès.

Il est évident que je ne parle pas en tant que professeur. Disons que mon discours a un objectif particulier, singulier (production en bas à droite du schéma ci-dessus) qui s’incarne chez mon lecteur (Autre en haut à droite) dans cette ambiguïté () à pouvoir utiliser ce que je vous raconte autrement qu’en l’imaginant produit extrême pour étudiants, dans mon cas, (S1)

Disons que j’agence les choses à partir du pouvoir de signification qu’elles reçoivent de cet agencement (l’inconnu en place d’agent en haut à gauche). Laissons planer encore l’incertitude sur ce terme (?) qui m’agite pour nous reporter sur l’incompréhension, le doute, l’ennui, la division qui doivent être les vôtres dans l’enseignement collégial, quand ce qui apparaît pour vous en cette place (en haut à gauche) est le savoir (S2) à refiler chez l’Autre, vos élèves sans aucune possibilité de feed back vivant, par eux éprouvé.

III-L’accès à la parole

« Sa gerbe n’était point avare ni haineuse »

Sa gerbe était généreuse et cordiale

Pensez-vous que ce renversement de l’attribution dans ces deux phrases laisse intacte la métaphore dont je vous ai déjà dit l’opération doublement substitutive quand elle porte tant sur l’objet que sur le sujet ?

Il faut reconnaître que les deux vers précédant cette métaphore avaient déjà constitué l’amorce de l’introduction de la négation, ici couplée à la fonction métaphorique.

La négation est importante à plus d’un titre faut-il le dire. Il en existe plusieurs sortes depuis les négations-lésions jusqu’aux négations d’otage ou d’exclusion.

Ici la négation a une vertu particulière, celle d’introduire la place de la parole dans ce récit. Qui ne voit qu’elle déploie le vers comme une réponse à l’avance à une question, à une critique, voire une restriction que la seule présence de l’auditeur (c’est vous, lecteur !) suffit à supposer posée. (par exemple « oui, mais possède-t-il tous ces biens en toute honnêteté ? »)

C’est dire en d’autres termes que l’énoncé ici, en ce point focal se trouve par ces négations, redoublé comme après-coup par la place de l’énonciation.

C’est ici que se place également la question de la vérité de notre tentative d’analyse, de la tromperie aussi. C’est qu’il n’est pas de place de l’énonciation qui ne suscite de la sorte sa doublure contradictoire. On ne peut à la fois être dans son dire et le dire.

Les linguistes ont tenté de dire le poids négatif de l’énonciation par ce qu’ils ont appelé les contradictions paradigmatiques du type : « Je pense que je ne pense pas »[xii].

Il faut savoir que ce poids négatif comporte sa part nécessaire de meurtre. L’énonciation ne peut se prendre en compte que comme négation d’elle-même, meurtre de la chose, meurtre du sens.

Ce meurtre ne peut être proféré que par la personne propre. Il porte un nom : c’est le performatif. Un autre, l’interprétation.

En fait, la prise de parole pose problème en ceci, que l’exercice performatif de la parole (qui prendrait en compte la part nécessaire de meurtre du sens) suscite le plus souvent chez l’auditeur un retrait identificatoire ou persécuteur, hors du champ de l’Idéal du Moi où il se protégeait en « écoles », par des énoncés.

La réplique le plus souvent en témoigne qui tue alors la possibilité dans l’énonciation de mettre à mort sa propre mort. Il s’agit de rien moins que d’un acte forclusif et il fait le versant négatif de la fonction paternelle.

Nous pourrions faire de ce quatrième terme, nomination de cette fonction contradictoire que recèle l’énonciation d’un énoncé. A savoir cette foncière impossibilité pour les objets de l’énoncé de se désigner eux-mêmes comme les attributs du Sujet qui vient de s’absenter. Un objet spécial possède cette fonction de désigner en creux, la place toujours ratée de cette impossible jouissance. C’est l’objet a.

IV- Au terme, un déterminisme de la signification

Enfin pour conclure.

Bien sûr, en acquiesçant au choix du commentaire qui m’était demandé, je savais à l’avance toutes les possibilités de montrer ces pilotis essentiels de la signification. Je ne sais si tout texte avaliserait mes propositions ni combien de points de capitons sont nécessaires pour orienter la version significative à retenir.

Je voudrais in fine, montrer que par cette analyse, la signification n’est pas « pliable à tous les sens », qu’elle ne l’est même pas au sens psychanalytique, sinon à considérer ce dernier comme s’efforçant de démontrer le capitonnage propre au texte.

Comment donc s’isole cet effet de signification nouveau que « Booz endormi » suscite ?

Nous le savons, c’est d’abord de la substitution subjective, ensuite du déplacement inversé des valeurs référentielles, du poids moteur de la négation enfin, le tout aggloméré par l’explosion métaphorique.

C’est qu’il faut d’abord que le sujet s’assujettisse d’être absent, c’est-à-dire au moins pour un premier temps ouvert à tous les sens par son abolition même, infinitisé à la façon d’une fraction comportant le zéro au dénominateur. Infinitisé, ce n’est qu’à ce titre qu’il rencontre la parole qui est toujours parole adressée à l’Autre, à l’interprète par exemple.

En l’occurrence, Booz ici (endormi), infinitisé par sa liberté prodigue, reçoit de Ruth les signifiants d’un désir qui anime son désir à lui. A partir de là, le non-sens à quoi il se préparait dans sa vie (sa mort prochaine ?) trouve à réanimer la vie du monde.

La signification nouvelle qui éclate et bourgeonne, rythme jusqu’à la croissance des vers et fait pousser l’arbre (« un Dieu y meurt au faîte, la souche fait chanter un roi ») sur un sol aussi rocailleux que celui de Jérimadeth (j’ai rime à dette). C’est que rien n’est impossible à ce Dieu tout-puissant, pas même d’engrosser les femmes brehaignes. Jérimadeth reste donc la trace du non-sens où s’est infinitisé Booz, sujet d’une prodigalité désespérante, n’était la rencontre du désir de Ruth qui l’assigne comme signifiant dans le déterminisme que la signification nouvelle donne à tout le texte : être père, procréer jusqu’à créer, de ce non-sens, le nom d’une ville.

Créer à partir de la glaise signifiante et de sa concaténation : un don de signification.

Mai 1984

Annexe : Booz endormi

Booz s’était couché de fatigue accablé ;

Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;

Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;

Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.


Ce vieillard possédait des champs de blés et d’orge ;

Il était, quoique riche, à la justice enclin ;

Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ;

Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.


Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril.

Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ;

Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :

« Laissez tomber exprès des épis », disait-il.


Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,

Vêtu de probité candide et de lin blanc ;

Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,

Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.


Booz était bon maître et fidèle parent ;

Il était généreux, quoiqu’il fût économe ;

Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,

Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.


Le vieillard, qui revient vers la source première,

Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;

Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,

Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière

*

Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens.

Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres,

Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;

Et ceci se passait dans des temps très-anciens.


Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ;

La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet

Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait,

Était encor mouillée et molle du déluge.

*

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,

Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;

Or, la porte du ciel s’étant entre-baîllée

Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.


Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne

Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;

Une race y montait comme une longue chaîne ;

Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu.


Et Booz murmurait avec la voix de l’âme :

« Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?

Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,

Et je n’ai pas de fils, et je n’ai pas de femme.


» Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,

O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;

Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,

Elle à demi vivante et moi mort à demi.


» Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?

Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ?

Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;

Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;


» Mais, vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ;

Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,

Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,

Comme un bœuf ayant soif penche son front vers l’eau. »


Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase,

Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;

Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,

Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

*

Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite,

S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,

Espérant on ne sait quel rayon inconnu,

Quand viendrait du réveil la lumière subite.


Booz ne savait point qu’une femme était là,

Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle.

Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;

Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.


L’ombre était nuptiale, auguste et solonnelle ;

Les anges y volaient sans doute obscurément,

Car on voyait passer dans la nuit, par moment,

Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.


La respiration de Booz qui dormait,

Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.

On était dans les mois où la nature est douce,

Les collines ayant des lys sur leur sommet.


Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;

Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;

Une immense bonté tombait du firmament ;

C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.


Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;

Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;

Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre

Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,


Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,

Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,

Avait, en s’en allant, négligemment jeté

Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.



(Victor Hugo, La légende des siècles La fin de Satan Dieu, Paris, Bibiothèque de la Pléiade, 1950, pp. 33-36.)


[i] Habay, mai 1984 Belgique.

[ii] On lira à l’appui de notre travail, « Booz endormi » in la Légende des siècles de Victor Hugo.

[iii] Générique pour les six gerbes (strophes).

[iv] Dommage que la générosité n’ait guère contaminé les rimes avant la strophe 21 !

[v] Voir l’Interprétation des rêves.

[vi]

[vii] Je dis fonction car elle est fonction de vérité.

[viii] Déjà présent dans le texte de V. Hugo par l’évocation de la haine).

[ix] Cf. le Livre de Ruth.

[x] Et parmi elles, celles qui devaient servir à orienter cet exposé : préciser la place de notre analyse eu égard aux autres modes d’interprétation. Leur est-elle complémentaire ?

[xi] « Booz endormi » fait partie des poésie-cultes que doivent se taper les collégiens belges !

[xii] On lira à cet effet le remarquable essai de Fr. Récanati, La transparence et l’énonciation.