S'excrire
Jean-Paul Gilson

pour introduire notre propos nous avons besoin d’une théorie du signifiant et d’une définition nouvelle du champ que prétend régir la littérature. On sait que depuis Lacan, une théorie du signifiant s’est répandue dans les commentaires des psychanalystes en vue d’installer une logique dans le discours de leurs patients. Une théorie semblable fleurit dans la critique littéraire.

Si nous demandions à un homme de la rue ce qui différencie ces deux pratiques, il nous répondrait certainement que l’une privilégie la voix, la parole, tandis que l’autre privilégie l’écrit, la lettre. Il ne faut pas être grand clerc pour reconnaître dans cette évidence une aventure bien commune puisque, par exemple, c’est lorsque l’amour ne peut se dire qu’il s’écrit. Mais sommes-nous si certains que la lettre d’amour supplée l’impossibilité matérielle du dire? Et au fond, sommes-nous si sûr qu’il s’agisse du dire? On n’écrit pas parce qu’on ne se parle pas, ...parce que « ça ne se parle pas » serait déjà plus approprié.

Autrement dit, il n’est pas certain que le débat porte sur le quelque chose à dire ou à ne pas dire. Car "cela" qu’on ne dit pas n’est probablement pas du même ordre que ceci qu’on dit.

Avançons petit à petit.

Le signifiant est la marque d’une trace effacée ... pour tromper l’Autre et récupérée par le Sujet sous forme de savoir. C’est la lecture en son long des séminaires de Lacan qui m’a permis d’extraire cette formule qui ne se trouve pas rassemblée tout uniment sous les sabots d’un cheval. Il m’a fallu galoper, pour ne pas dire « galopiner » dans les landes lacaniennes pour dégager de ce qui n’est devenu un écrit qu’après-coup – puisque ces séminaires furent d’abord proférés avant d’être édités, pour une part du moins – une définition du signifiant qui méritera quelques commentaires par après.

Et voici ensuite, en regard du dire, que je propose au champ de l’écriture de recouvrir en partie le champ de la jouissance. Soit celui de cette « espèce d’irradiation ou de phosphorescence qui se dégage du fait que le sujet se trouve dans une position venue d’on ne sait quelle béance primitive en quelque sorte extraite de son rapport d’implication à l’objet, et que de là, il se saisit fondamentalement lui-même comme patient dans cette relation. » (Le séminaire V, Les formations de l’inconscient, 26/3/58)

Chacun constate immédiatement que ces deux définitions ne se recouvrent absolument pas, elles semblent bien plutôt être dans le prolongement l’une de l’autre. Le savoir étant un moyen de jouissance et la vérité, la petite sœur de cette jouissance, sous sa face inversée de tromperie dans l’Autre. Ceci pour lier la première définition à la seconde.

Pourquoi donc Robinson sur son île efface-t-il la trace des pas de Vendredi, sinon pour tromper l’Autre, suprême en méchanceté et le détourner dans ses recherches anthropophagiques pendant que cette marque des pas effacés dans le sable est reportée, comme trait sur le calendrier rustique que le solitaire tient en secret en son repaire. Vendredi en est la coche du jour, trace effacée, marque reportée et transcrite en un savoir d’éphéméride. Pas moyen d’arracher le savoir à l’Autre sans en passer par la tromperie. En dira-t-on autant de la fiction ? Est-ce elle qui nous renseignera plus sur cette irradiation, cette phosphorescence, causée par un objet en béance ?

Quel est alors le sens, la signification du récit littéraire de Daniel Defoë, rousseauiste, naturaliste et de la place qu’il occupe dans la tradition littéraire occidentale ? Quel est-il sinon de questionner cette étrange jouissance dont le fantasme grandeur-Nature nous permettrait Dieu sait quelle proximité autorisée ? Nous y viendrons tout à l’heure.

Mais avant tout, il convient d’examiner les conditions de cette mise au savoir comme je l’ai appelée en d’autres lieux. Il semble essentiel que cette opération s’appuie – et c’est tout l’accent que nous voudrions mettre dans cet exposé – sur une bizarre greffe : celle qui verrait la fonction de vérité se glisser imperceptiblement dans le défilé du texte comme elle se glisse inéluctablement dans toute prise de parole. Elle glisse, c’est-à-dire qu’elle est tributaire d’un procès, d’un parcours, d’une topologie pour lâcher le mot, sans laquelle l’objet greffé se trouve rejeté.

En guise d’explication :

Impossible de parler de l’écrit sans citer la Bible qui à cet égard fait référence dans notre culture. Les premières grandes écritures furent Saintes à ce que l’on dit. Pourtant on n’a pas assez mis d’emphase sur ce fait que la Vérité qui parle ne s’est énoncée comme telle qu’avec le Nouveau Testament : « en vérité, en vérité, je vous le dis... ». Parabole !

Comme si la révélation prophétique possédait un tout autre statut (révélé) que celui de fonder la Vérité dans la seule parole énoncée.

Laissons-là cependant l’incidence religieuse de cette vérité révélée et gardons ce fait que les écritures s’en font porteuses au prix d’une disjonction maximale entre le récit et la fiction qui le fonde. Ici « lire c’est croire », pour paraphraser Austin !

On notera donc que peu importe que « cela se soit réellement passé » puisque la question est tout simplement de croire.

Certes les historiens écrivent aussi mais les écrivains, eux, ne font pas historicité de leurs belles histoires. C’est truisme que de dire que l’écrivain se démarque du reporter mais ce serait outrager ce dernier que de lui retirer sa participation à l’acte littéraire. On sait aussi combien les humains sont chatouilleux sur ce point et je ne pense pas qu’il faille évoquer ici un quelconque narcissisme. Tout au contraire il y va d’une dimension capitale du comportement humain dont nous allons parler maintenant.

écrire comporte en soi la dimension d’une vérité greffée comme un objet en tant que fiction.

La lettre se fait support de cet objet, livre de chair laissée en partage quand nous entrons dans la sarabande du signifiant. La fiction nous reste donc comme un relent de cet abandon charnel, trace effacée, leurrante, devenue marque d’un réel du corps.

S’il nous est difficile de penser la chose, c’est parce nous avons oublié ce temps fort de notre civilisation, ce qu’un Artaud nous rappelle à corps et à cris avec son théâtre de la cruauté.

Depuis lors, la notion de mensonge emporte avec elle un relent péjoratif sans doute héritier du moralisme chrétien qui sévit en nos contrées. Il n’est besoin cependant que d’y adjoindre l’adjectif pieux pour l’élever à la dignité qui nous importe, celle d’une tromperie que contamine le songe.

Tout le problème provient de la condition d’absoluité où nous plaçons la vérité. Elle est au fond du puits nous dit-on, comme fond des choses en quelque sorte. Il conviendrait de se déprendre de cette « ontologie » et penser la vérité comme figure d’une dimension qu’elle témoigne sans la dire tout à fait, dit-mension mi-dite.

Ainsi donc faute de voir que cette Vérité a structure de fiction nous dénaturons le travail de l’écriture laquelle supporte un bien étrange relais de travail puisqu’il nous porte à penser plus loin, plus vite, voire à penser l’impensable comme le montrent les écritures logiques ou mathématiques.

On sait en effet, qu’en logique, la fonction de vérité a retrouvé une place centrale, sans doute épurée du pathétisme de la parole. On sait aussi qu’avec la logique de la quantification, cette vérité a troqué sa fonction phatique pour celle de l’écrire : à un « il est vrai que l’on peut dire que », s’est substitué un « il est permis d’écrire que ». Il est vrai que cette fonction de Vérité habite les impasses de la logique, classique comme propositionnelle.

« Tout homme est mortel, Socrate est un homme donc Socrate est mortel. »

La belle affaire ! Ceci qui était vrai, s’est donc avéré non sans que Socrate ne s’immortalise par ce fait. Reste que nous sommes toujours aux prises avec ce que ça nous fait d’être mortel.

Si nous écrivons par contre : « Tout homme est soumis à la castration », « que la femme est un homme » et par voie de conséquence « que la femme est châtrée », chacun sent bien qu’une faille s’est glissée dans notre argumentation. Elle ne tient pas au fait de l’ambivalence du terme homme (générique et universel) mais à ceci que la femme n’est pas châtrée comme l’homme peut être mortel puisqu’elle l’est déjà du fait même d’être femme. Ceci ne veut pas dire qu’elle l’accepte, loin de là. Tout simplement, elle revendique un « hors-là » à savoir qu’elle n’est pas-toute à être soumise à la castration. Reste également que nous sommes toujours aux prises avec ce que ça nous fait d’être homme ou femme.

La pratique de l’écriture vient prendre en charge cette aporie et plus précisément la jouissance toute spéciale qui relèverait de ce champ du « pas-tout » s’il pouvait s’articuler d’une autre fonction que celle à laquelle précisément tous sont soumis.

Or c’est justement ce que tente l’écrit. à cet égard, l’écrit juridique joue un rôle de blocage significatif en limitant la polysémie interprétative à la jurisprudence. Il réduit le pas-tout à un non-lieu, par exemple !

Le champ religieux par contre se démontre intolérant à cette pratique de l’écriture. Les craintes de Galilée en restent le témoignage et l’édit de meurtre proféré à l’encontre de Salman Rusdie, la vérification concrète. « Hors de l’Eglise pas de salut », entendez : pas de fiction dont la vérité échapperait au couperet signifiant du « pour tous ». Fiction ou fixion, comme dans cruci-fixion ?

Ainsi donc, une certaine jouissance, que nous qualifierons provisoirement de féminine se trouverait désignée par cette pratique signifiante un peu spéciale que nous tenons de la lettre.

Résumons notre propos :

- Il s’épingle d’un premier temps masculin, celui du signifiant dans le dire.

- Le deuxième c’est celui de la féminisation lettrée dans l’écrire.

- Puis, troisième épinglage, celui qui noue le signifiant à l’acte.

- Resterait une écriture en dérive, sans plus, pareille à celle qu’écrivent les bernaches quand elles s’envolent dans la plaine du Saint Laurent, tout juste pour les augures[i].

Possible du dire, contingence de l’écrire, nécessaire de l’acte et indécidable à lire, telles sont les quatre modalités qui épinglent notre propos.

Il est loisible à chacun de penser que la liste des modalités signifiantes pourrait s’accroître sans cesse. Pourquoi pas ? Encore faudrait-il les inventer, ce qui ne se trouve pas plus sous le sabot du cheval évoqué plus haut. Et à moins d’opter pour une république bananière du signifiant, il faut bien convenir de la nécessité d’un pouvoir organisateur dans ces différences signifiantes. Ce pouvoir organisateur est doté d’un insigne, le sceptre de la fonction qui porte le nom de phallus dont les épiphanies s’accommodent aussi bien de sa présence que de son absence. Il conviendrait de le concevoir comme le témoin-relais d’une circulation sexuée dont l’écriture peut nous livrer le tempo suspendu, comme une sorte d’arrêt-sur-image.

En voici un exemple tiré de la Légende des siècles de Victor Hugo[ii]

Seule la liberté qu’octroie la prise du signifiant au sujet, permet à celui-ci, effet-retour, d’assurer le déterminisme de l’interprétation.

Non, le dieu qui meurt (« en haut mourait un Dieu ») ne permet pas tout, il isole une signification[iii]. Celle de l’amour par exemple, celui qui vint à naître entre Booz et Ruth.

1 Un bon point : le point de capiton.


Six strophes descriptives tout d’abord (« Booz endormi »), rassemblant dans un premier temps les quatre javelles que constitue chacun des vers pour les nouer ensuite en un dizeau, générique de leur liaison[iv]. Trois eussent suffis, il est vrai, à donner consistance à ce premier exploit.

Le surplus n’est là que pour nous induire à la générosité du texte, mettant d’autant plus en valeur l’opération particulière qui s’est, en cette occasion, réalisée.

On notera utilement que réalité ne fait vérité pour autant.

En effet, la liaison des signifiants entr’eux, toute sensée (pertinence) qu’elle soit, mais aussi insensée, cas de toute poésie[v], a reçu au passage (mais qui donc est le généreux donateur ?) une inflexion, une orientation, une cristallisation qui d’un seul coup, fait basculer de son lyrisme béat ce qui n’aurait pu être qu’une ode glorieuse voire même épique, en un moment tragique, en tout cas poignant.

Une métaphore en est responsable !

Dans le champ du sommeil dont le rêve est le gardien (Freud dixit[vi]), un éclair vient de zébrer la morosité des bien-pensants, de ceux qui ne glanent de la lecture d’un texte que ce que le bon sens a laissé comme trace de sa moisson.

Ami lecteur, te voilà divisé par l’arc du signifiant qui opère sur toi quand il fait symptôme du non-sens où le temps de ta pensée se trouve irrémédiablement troué par l’être, d’une manière incopulable[vii]

« Sa gerbe n’était point avare ni haineuse »

Non, elle ne l’était point.

Qui ? Sa gerbe.

Quoi ? (point) avare et (ni) haineuse.

Où vous voyez la fonction[viii] signifiante [f(S)] substituer un signifiant à un autre (gerbe à Booz) en vue de faire émerger une signification (+s) nouvelle, non sans qu’intervienne ici un déplacement, une ombre portée insaisissable du Sujet sur l’objet (avarice et haine), et de l’objet sur le sujet (gerbe : objet en place de sujet).

F(S2/S1)S = S(+s)

Mais de quoi donc est responsable cette métaphore ?

D’une trope, c’est-à-dire d’un tour, d’une manière, d’une chansonnette nouvelle qui infléchit maintenant l’axe de lecture, inscrivant la ligne de départage entre les significations du texte, traçant la possibilité du tropique du poème.

Cette trouvaille fait aussi trou qui vaille , qui fasse support ou encore s’égale à ce sujet, Booz, aboli, absent, dont la trace mortifiée maintenant nous est léguée – dirai-je vivante ? – par la mort syncopée de la signification.

En somme ce tour rhétorique, ce trépan du trépas de Booz a creusé le passage, le pertuis dont l’envers, gerbier du verbe, se dresse noué maintenant vers le ciel.

A partir de ce point, tout devient différent, marqué en quelque sorte d’une rétroactivité signifiante due au poids de la métaphore qui capitonne le sens en une signification pour ce sujet absenté et qui par la même occasion est sommé d’en répondre.

effet de la métaphore

Et c’est effectivement ce que nous constatons dans l’écriture de Hugo, aux strophes 7, 9, 16. Ces strophes en effet, inscrivent l’ensemble qu’elles entament d’une marque qui n’est plus seulement concaténation signifiante, mais liaison qui se fait maintenant sous le coup de ce qui l’assujettit. (« Donc..., comme dormait…, pendant qu’il... »)

Voilà Booz absenté, bien que présent mais comme signifiant, sous la chaîne apparente du discours.

Un deuxième signifiant[ix] va capitonner alors doublement le gerbier nouvellement constitué. Deux strophes rappellent en effet les malheurs et l’abandon du passé quand la vie côtoyait le désastre et les terreurs de la nuit. Ce signifiant qui rappelle le passé s’inscrit sous l’inquiétude des traces encore visibles du déluge et des géants qui peuplaient le monde.

Il s’adresse à celui qui ne sera nommé qu’aux strophes 12 et 22. C’est le Seigneur-Dieu.

Il s’agit ici d’une seconde opération signifiante, d’un complément du capitonnage du texte. Ici ce n’est plus seulement la dimension rétroactive du sujet pris dans la pléthore de ses biens, ce sont ses angoisses et ses désirs qui modulent le texte de façon décisive. Quand l’aiguille du discours coud l’étoffe de la richesse à sa doublure, la crainte de Dieu, elle transforme aussi la couverture du sommeil du juste en don de l’alliance.

La crainte de Dieu est ce second signifiant.

A partir de ce capitonnage, c’est du cousu main. Tout se trouve joué et le signifiant dans sa double pente pléthorique et anxieuse, se noue au signifié. Il nous indique clairement entre Hugo et nous lecteurs, quelle significations parmi toutes celles flottantes, s’est trouvée précipitée et organise la suite du texte.

Cette opération, c’est en raccourci, celle que la Bible prit son temps à décrire[x]. C’est l’opération du mythe, de la mise en place d’une structure apte à nouer la masse flottante des significations induites par la concaténation signifiante.

Le récit dès lors, a pris son orientation définitive et, des javelles engerbées, la javeline du désir monte au ciel recevoir du père éternel l’accord d’alliance par où un homme se noue à une femme et prend signification de père.

C’est ainsi que la fonction de vérité entre de manière vivante dans l’économie de ce texte. Hugo, tout comme Freud, nous montre que c’est par l’intermédiaire de la signification dernière de l’idée de père.

« Le père est d’une réalité sacrée en elle-même, plus spirituelle qu’aucune autre, puisqu’en somme rien dans la réalité vécue n’en indique à proprement parler la fonction, la présence, la dominance ». (Lacan, Séminaire III, Les psychoses, p.244)

La mise à l’avant-plan de ce drame où le père doit mourir, c’est-à-dire s’absente, a été, par Freud, ramené au rang de mythe d’Oedipe.

C’est ce drame qui est célébré à chaque prise de parole, quand dans son énonciation, le sujet, père de son dire, s’absente sous la concaténation de son discours. Ce dire est vrai, toujours, même s’il ment et réciproquement comme si la vérité pure se trouvait inéluctablement décalée de sa temporalité propre.

Pour cerner la teneur de ce dire-vrai, il nous faut donc admettre ce décalage, en suspendre le tempo, en figer la fugacité. Cette fixité de la fiction est précisément l’apanage de l’écriture mythique, celle d’où est tirée l’étoffe du poème. Freud l’avait repérée dans les processus inconscients, ceux du rêve par exemple, qu’il fallait lire comme un rébus. Ou dans l’Esquisse quand les « représentants » de la représentation s’engramment ou se fraient des voies d’accès, de passage.

Mais d’où peut bien émaner cette vérité dont la structure de fiction est si sensible dans la littérature et dont le poème évoqué plus haut situe le lien nécessaire avec la fonction paternelle. Comment s’expliquer les liens qu’elle entretient avec la conjonction des sexes ? Pourquoi la poésie en recrée-t-elle les conditions d’émergence ?

Je vais me servir d’une petite définition trouvée chez Lacan : « L’amour, ce n’est pas la jouissance[xi] du corps de l’Autre, c’est le désir du Un. »

Ce faisant, je viens d’introduire des notions supplémentaires et je me dois de dire un mot de celles qui risquent de vous paraître plus confuses. Les termes de jouissance et de désir, en effet, peuvent exiger une précision.

Entre la jouissance du corps et le désir, existe l’amour qui permet à la jouissance de condescendre au désir.

Le corps c’est le registre des pulsions. C’est ce que le deuxième exemple va illustrer. Pierre-Jean Jouve, un des premiers, a tenté de surprendre la vérité freudienne dans son oeuvre littéraire. « Sueur de sang » peut se rapporter à cette « corporation » bizarre de la jouissance (J) que nous connaissons par le morcellement pulsionnel.

Le Désir (D) lui est le résultat d’une prématuration de l’être humain, génétique d’abord et structurelle ensuite, puisque le désir se construit sur la base d’ incomplétude radicale à voir l’objet satisfaire la pulsion.

Je vous propose donc une médiation

Jouissance <---------------> Amour <-----------------> Désir

jouissance du corps     sublimation.     division du sujet.

Ceci étant rapidement introduit, il arrive aussi à nos analysants d’être poètes.

Je ne dirai pas dans les meilleurs des cas. J’ajouterai : chaque fois que l’analyste n’est pas trop fainéant pour se maintenir dans son rôle. Car la poésie, si elle est faite pour être dite et donc entendue, l’est surtout pour être lue. Et c’est bien une tâche à quoi devrait exceller le psychanalyste.

Si il n’y excelle pas, c’est par paresse et c’est impardonnable depuis que Lacan a construit l’atelier de lecture analytique. Il a déployé cela de façon extraordinaire, je vous en donnerai un exemple tout à l’heure.

Alors, jaloux des poètes et trop paresseux (et orgueilleux) pour faire l’effort d’un déchiffrage, les analystes « censurent » (que j’écrirai comme ceci : ils « sens-sûr »). Ils trouvent un sens certain au discours de leur patient, ce qui en ôte toute poésie. Ce n’est pas qu’ils veulent réduire leurs analysants à des « Monsieur Jourdain » éclairés, non, ils ont des oreilles pour ne point entendre.

Que faut-il alors pour entendre ? Il faut toute une topologie de l’objet sonore qui ne s’égale pas à la physiologie du pavillon et de l’oreille interne. Il faut par exemple lire avec ses oreilles, ou entendre avec ses yeux.

Il nous faut reconnaître que Freud a proposé un « savoir-faire » empirique qui a bien renforcé le « rien-faire » analytique qui en est résulté. Il appelait ça : l’attention flottante, au creux de laquelle résonnaient je ne sais quelles effluves ou senteurs linguistiques du ça que les analystes auraient talent de repiquer avec plus ou moins de bonheur.

Je m'insurge contre cette escroquerie organisée de la gent freudienne.

On sait depuis 40 ans, par Lacan, par le structuralisme, par une certaine linguistique, qu’un espace existe avec ses lois propres et que le discours individuel vient s’y loger pour y creuser ses galeries désirantes, on appelle ça des « taupes au logis » !

Mon propos n’est pas aujourd’hui de vous parler de cet espace, bien que j’ai besoin de quelques repères pour poursuivre ma présentation de Jouve. J’ai besoin de l’idée d’une structure trouée et dont la surface portante pourrait (comme une voile ) se réduire à une dimension élémentaire qui pourrait être parcourue par la demande.

Soit le trou, la bande, le trajet, l’évidement.

évidement de :

Il semble bien que cette opération puisse être produite à partir d’une structure aussi simple qu’un tore réduit à ses cercles non réductibles.

([xii]) N.B.

La psychanalyse produit ce type de déploiement que nous appelons subjectif. Elle construit la bande moebienne qui symbolise le sujet autour de plusieurs lieux du vide : deux jouissances, phallique et mystique, puis également un troisième qui s’appelle le sens.

Sans doute est-il curieux de penser que le sens soit vide. Je vous en montrerai un abord tout à l’heure.

Pour Lacan, il semble bien que la pratique psychanalytique puisse s’épurer dans une logique comme celle que je viens d’esquisser.

Mais peut-on étendre cette idée à la poésie ?

Jouve a-t-il fait une analyse, est-ce sa lecture de Freud qui peut suffire à voir 1’analyste s’intéresser à ses écrits, à moins que son mariage (cf. Blanche Reverchon-Jouve)?

Toutes questions à poser.

Hypothèse.

Si la poésie de Jouve était ce qui assure pour lui, mâle, le possible du rapport sexuel ? Rôle communément dévolu à l’amour, sans qu’on le sache « vrai-ment ».

Formulée ainsi la chose peut paraître incongrue si on ne prend pas les précautions oratoires d’usage.

Entre l’homme et la femme : pas de rapport possible qui ferait de l’un le complément de l’autre ou instaurerait entr’eux une raison commune, sauf à en passer par un tiers terme ou à imaginer cette relation dans un tiers lieu.

Tel est par exemple le statut de l’amour.

Est-ce à dire que Sueur de Sang, c’est la sexualité jouvienne qui trouve enfin partenaire comme on dit trouver écho à ses paroles ?

Sans doute peut-on lire Jouve de la sorte ; il s’y prête même par l’introduction qu’il fait à la publication de ses poèmes. Mais quel statut peut bien avoir la théorie psychanalytique au regard de la poésie qui s’en exhale ?

Il existe, à notre avis, quelque chose de radicalement différent entre poésie et psychanalyse. Sans doute Jouve pense-t-il que l’ICS est la source, voire l’instigateur de l’émotion et du matériel poétique, cependant nous croyons qu’il n’en est rien.

La poésie c’est tout un travail et c’est parce que c’est un travail qu’elle s’apparente à la psychanalyse.

Il n’est pas sûr cependant qu’il s’agisse du même travail car l’objectif de la psychanalyse est, au bout du compte, d’enterrer cette névrose de transfert qui fut induite expérimentalement. L’objectif de la poésie, pour sa part, est d’obtenir une satisfaction au maniement de la langue voire comme Lacan encore lui, a pu l’ appeler, de la Lalangue.

Bien que dans ce dernier cas, je ne suis pas sûr qu’il s’agisse automatiquement de « bonne poésie ».

Qu’est ce qu’une bonne poésie ?

C’est un discours qui vide la langue de son sens pour y faire résonner la signification ou l’évidement du sens.

Comment le sens s’évide-t-il pour produire cette signification ?

Le sens vise au plein. C’est ce que les théories de la communication démontrent en analysant les perturbations entre le message émis et le message reçu. Reçu 5/5 comme on dit. C’est une échelle de valeur.

Mais imaginez un instant qu’il s’agisse d’une gifle.

Reçu 5/5. (« veux-tu mes cinq ? »)

Ici le sens se dédouble parce que son référent, son contexte, lui donnent une ambiguïté propice au mot d’esprit, au surgissement du dit inconscient de tantôt.

Est ce de la poésie pour autant ?

C’est un premier pas vers sa condition.

Faire éclater la polyphonie signifiante n’est qu’un début, il faut également atteindre, au delà du phonème, la tyrannie du sémantème à quoi nous nous raccrochons comme un noyé à sa planche... de salut.

Exemples de mobilisation signifiante in Jouve : Oeuvre I (Mercure de France)

« Mauvais sexe », p. 204 :

Si l’arbre a poussé dans des contrées de laine

Autour du diamant des femmes cavalières !

Ce n’est pas que son ventre ait l’emmêlement brun

Ni qu’elle dorme avec l’hygiène pour beauté,

Mais c’est plutôt l’étouffement d’un mauvais vent

Et la moiteur de l’arbre particulière !


Ce n’est pas tant l’ardeur du vis-à vis

Linéaire dans les bassins des chairs calcaires

Ni l’ambassade par l’odeur au sein de l’homme

Et le charme des vieux appareils de torture,

Mais c’est plutôt dans le sang régulier

La haine, poil, d’avoir poussé sur le secret

Qui fut amputation, expansion tranchée.


PAR LE FLEUVE écoulé du sein de notre mère

Glissant, nous allons vers l’immuable mort.

La mort qui le fit rond ce sein plein de chaleur

Et l’accroche non loin de cette aisselle noire.

Où le symbolisme sexuel tisse un poème mais sans que le signifié soit atteint par cet évidement, tout simplement parce que ce signifié est comme donné d’avance par la théorie psychanalytique. On a affaire à une merveilleuse description poétique, qui mobilise le signifiant sans toucher au signifié.

On peut cependant trouver dans « Sueur de sang » quelque chose qui ressemble à une atteinte du signifié : c’est la figure du cerf, du cheval, de l’animal qui s’en trouve porteur. Je m’attarderai plus avant sur le poème : « A cheval », p.211. Cependant, avant d’y venir, il me semble utile de s’arrêter quelque peu sur l’image du « cerf de la nuit », p.216. Car cette figure me paraît correspondre à un lieu inexpugnable, celui que j’ai cité supra :

Celui de la Jouissance et que rejoint le désir à la condition que l’amour le médiatise.

Soit la balle mortelle qui dans la chasse identifie le chasseur et le gibier :

« Bataille subtile habile de vos désirs ».

Cette figure de la jouissance, médiane entre la jouissance ici du corps de la femme mais aussi mystique puisqu’il symbolise également le Christ religieux, sorte d’agneau mystique à mettre à mort, voire extra-terrestre, cette figure de la jouissance est travaillée par la Lalangue et un cheminement pour un amour à réinventer, p. 214.

Cet autre cheminement est celui d’une topologie qu’on peut repérer dans « A cheval »

« A cheval »

Frémissement du cheval de la mort

Il cède à la tentation de la bouche noire

Inférieure et intime et du regard de plâtre

Et du jeu des courtines, sexes, jambes et bras.


LA FOURRURE DE LA FILLE et encor plus bas

Seigneur tu m’as bien vu, se hasarder mes yeux

Coupables se glisser ... L’oiseau dans la forêt

L’alligator le mange et rit à grandes dents.

Les tropiques pensifs, les fleuves, les poussées

Du paradis et les premières musiques.

Commence par le plus bas

S’épaississant sur les mots obscènes et froids

première strophe

- jouissance brute transférée sur le cheval, cheval de la mort, bouche noire ;

deuxième strophe

- mouvement qui ramène à la toison pubienne = symbolisation du signifié ;

- figure de l’Autre (Seigneur) absolu qui participe par le mouvement du corps voir (Yeux), p. 213-214 ;

- élément du corps phallique qui opère le renversement par une impertinence syntaxique.

- appui sur le corps de la femme qui absorbe la figure phallique pour produire une jouissance élevée à sa dimension de signification, d’être prise en étau par les derniers vers « commence.... froids ».

Il y va comme d’un renversement insensé qui va à l’encontre du sens-qui-purifie, en vue d’écarteler le double-sens à contre-courant de sa purification, pour faire jouer un sens dans l’autre afin de produire par leur glissement réciproque un effet poétique de signification.

Rien d’étonnant à ce que la sexualité soit le lieu de cette opération, car le sexe est bien insensé malgré le sens qu’il reçoit de la fonction phallique qui pourtant ne peut éteindre le plus de jouissance qui en est attendu.

Le poète charge la langue de rendre compte de cette indigence de la libido masculine à éteindre la soif de jouissance humaine. Mais il ne peut le faire que dans un mouvement redoublé où l’élan masculin s’articule à une présence autre comme deux tores pris l’un dans l’Autre.

A ceci près que le cheminement d’un tore décrit sur l’Autre le trajet de l’impossible à atteindre et quand cet impossible se cerne, il n’est jamais qu’œil ou tache pour cet oeil.

Mais la femme, comme Dieu possède un Autre ailleurs que l’homme, dont elle ne peut rien dire sans passer par le discours masculin qui le rate !

Et c’est ce que le poète arrive à entrouvrir avec son oeuvre langagière. Pour ce faire, il greffe le vide dans sa surface de parole. Le plus souvent par la négation.

« Le cristal », (p.223)

Parfum d’incendie d’incendié jardin

Du monde primitif et parallèle au monde

Le cristal du monde, il est bleu et divin.

Mais le cerf est l’amant éloigné du jardin

Et de la merveilleuse mer d’existence

Comment ici ne pas évoquer pour les mêmes effets d’évidement, Mallarmé et sa

« MARCHANDE D’HABITS »

Le vif oeil dont tu regardes

Jusques à leur contenu

Me sépare de mes hardes

Et comme un Dieu

Je vais nu

C’est une opération d’évidement de la surface du discours (cf. « Booz endormi » : « sa gerbe n’était pas avare ni haineuse ») qui ne laisse de la surface que la structure minimum. Dans cet évidement-renversement, le sujet s’avère en s’appuyant sur la fiction que nécessite la structure du langage et celle du corps qui la fixe.

A la manière des poètes qui substituent à la duplicité du sens une doublure faite de significations, Lacan postulait une topologie où le vide se nouerait au vide. Elle engendre le vide à partir d’une découpe (symbolique) du tore (imaginaire) et donc de son complémentaire, ici réel) ; et dans leurs retournements-glissements, il ne nous reste qu’à mesurer l’écriture minimale d’une membrane rendue nécessaire parce qu’arrachée, coupable pour l’être, à l’innocence du néant.

Que vous le présentiez ainsi

ou comme ceci:

ou encore dans son retournement interne, où l’âme s’échange avec l’axe,

C’est ce coup de force qui troue pour la première fois et le tore originel et son complémentaire pour gagner par érosion un agencement faussement duplice de sens en quoi consiste le « plus ou moins de culpabilité » inaugural du réel, responsabilité du réel, engendrée par le premier trou symbolique et les retournements successifs qu’il autorise. La difficulté est qu’il faut en quelque sorte pour les besoins de la mise en évidence, donner « sens » dédoublé à la doublure ici apparue du fait du trou qui respecte la structure. C’est un ravalement imaginaire de la figure du réel que cette présentation du coup de force inaugural qui noue le réel au vivant, ce que les poètes qui savent-y-faire démontrent.

L’amour est aveugle, comme Tirésias, aveugle d’avoir su la Vérité. Mais le devin était aussi poète. Il a dit la vérité, toute nue, toute vide, il doit être exécuté.

Jean-Paul Gilson

18 mai 1996


[i] Idem pour les horoscopes et la lecture du ciel.

[ii] Ce commentaire du texte de Hugo, fait l’objet d’un article plus détaillé paru dans les Cahiers du Clef, n° 2 1996, Montréal.

[iii] On lira à l’appui de notre travail, "Booz endormi" in la Légende des siècles de Victor Hugo ainsi que le livre de Ruth dans l’Ancien Testament dont Hugo s’est inspiré.

[iv] Générique pour les six gerbes (strophes).

[v] Dommage que la générosité n’ait guère contaminé les rimes avant la strophe 21 !

[vi] Voir l’Interprétation des rêves.

[vii]

[viii] Je dis fonction car elle est fonction de vérité.

[ix] Déjà présent dans le texte de V.Hugo par l’évocation de la haine.

[x] Cf. le Livre de Ruth.

[xi] « Plaisir de la surprise. – Surprise du plaisir ».

« Espèce d’irradiation ou de phosphorescence qui se dégage du fait que le sujet se trouve dans une position venue d’on ne sait quelle béance primitive, en quelque sorte extraite de son rapport d’implication à l’objet et de là, il se saisit fondamentalement lui-même, comme patient de cette relation. » (Les formations de l’inconscient, 1957-58.)

[xii] Le nœud n’apparaît pas s’il y a borroméennité.