Une clinique pour la psychanalyse
Jean-Paul Gilson

Mon titre peut faire croire en cette période de restriction budgétaire à un projet de construction, celui d’un hôpital où se dispenseraient les soins dits psychanalytiques, comme on dit des soins psychiatriques.[i]

La psychanalyse au CLSC, est-ce ce que je veux questionner ?

Non. Mais ce n’est pas parce que ce n’est pas souhaitable, bien au contraire. Cependant ce n’est pas ce dont je veux parler puisque par le terme de clinique, je vise la description systématique de ce champ qu’on appelle psychanalyse. Il faut se rappeler que notre usage de “ la clinique ”, pour parler de la chose médicale, est hérité d’un discours historique que Michel Foucault s’était employé à dégager des ségrégations sociales, économiques, morales, mentales. etc.

Notre B. S. en est le descendant !

On a enfermé les fous, les criminels, les mongoliens, les enfants dans les écoles, etc. On enferme même les pauvres aujourd’hui. On peut aussi enfermer les humains dans des catégories plus subtiles, mais tout aussi claustrantes.

Freud est né à une époque où l’on mesurait les conséquences de ce grand renfermement de l’époque classique : tests, mesures crâniennes, Q.I., toutes marques de ce fait : que la science s’était emparée de ce champ clos.

On pourrait se méprendre et lire Freud dans la foulée de ce grand renfermement et de la sorte, biaiser sa découverte et son éthique en maintenant les grands clivages nosographiques que d’aucuns se plaisent à enseigner à l’université : névroses, psychoses, perversions... et troubles caractériels que nous pouvons repérer deci-delà dans l’œuvre théorique freudienne.

C’est ainsi qu’une grande grille préétablie dans le mental des analystes pourrait, pense-t-on à tort, contenir la totalité de la fresque humaine dans sa diversité luxuriante, un peu comme celle du “ Jugement Dernier ” quand Signorelli pouvait se permettre de faire surgir de la terre les élus, aux côtés des damnés et de ceux qui devaient encore être “ purgés ”.

Or la découverte de freud est tout autre, comme l’exemple de l’oubli du nom propre du peintre célèbre nous l’a montré. Car personne ne possède in vitro le pouvoir de révéler l’inconscient d’un autre comme s’il en possédait la grille de décodage.

Il est vrai que Freud a contribué à la description et à la mise en ordre des entités “ cliniques ” toutes mélangées jusque-là sous des titres divers et parfois farfelus.

Aujourd’hui, personne ne conteste en effet qu’en distinguant névrose hystérique et névrose obsessionnelle, c’est d’un conflit entre le ça et le moi, entre les pulsions sexuelles et notre vie “ raisonnable ” qu’il est question. De même, qui ne sait de nos jours, s’il est sérieux, que la psychose, elle, oppose le moi à la réalité ?

S’ensuivent quelques conséquences :

- le névrosé reste bien aux prises avec une forme curieuse de perte de réalité puisqu’il sauve les meubles en se réfugiant dans une sorte de “ no know land ”, il n’en veut rien savoir.

- le psychosé, pour sa part, a trouvé plus radical de remplacer cette réalité conflictuelle par un substitut qu’on appelle le délire.

Tout ceci pourrait, je le concède, réintégrer le vaste projet de classification naturelle que les biologistes de l’âme humaine “ singénient ” depuis toujours à construire.

Sauf que nous ne pouvons passer à côté de ce que Lacan principalement nous a appris à repérer, à savoir le caractère “ réactionnel ” de ces troubles dont s’occupent les psychanalystes.

L’hystérique cherche la faille dans le Maître, qu’elle (il) adule. L’obsessionnel se mortifie dans les grands ensembles bureaucratiques qu’il (elle) érige en système religieux.

Pour mieux me faire comprendre, avant d’en venir à ces autres grandes entités morbides que sont les psychoses, on peut parler plus prosaïquement de questions toutes simples, celles qui sont adressées au psychanalyste en civil, dirai-je.

Par exemple : “ l’asthme, est-ce que c’est psychologique ” ?

Ceci veut dire : “ Est-ce que cette maladie, que la médecine redoute sans parvenir à vraiment la réduire, rentre dans la grande ségrégation de la morbidité établie ou bien au contraire, s’en extrait-elle comme un discours à entendre ? Le trouble psychosomatique est-il un discours incarné ou un signe organique ? ”

Or, qui dit discours incarné dit aussi discours adressé.

“ Est-ce que cet asthme étouffant est aussi un “ étouffantasme ”... qui attend d’être transcrit pour être lu ” ? (ce pourquoi certaines mères s’en sentiraient coupables)

Mieux encore, revenons à notre bon vieux Signorelli. Signor, Herr, Monsieur, Sire, Maître absolu... et pourquoi pas “ s’ignore ”, redoublent ainsi ce que l’on veut ignorer !

Parce que si l’autre qui écoute est convoqué pour déchiffrer l’énigme, ce n’est pas dans son capital-ressource qu’il doit puiser pour en gagner l’élucidation. Il y a bel et bien du démontrable dans le discours de nos patients !

Il convient donc de prendre au sérieux que ce qui différencie la “ clinique psychanalytique ” : c’est qu’elle s’appuie sur ces lieux où depuis toujours le sujet attend du psychanalyste.

Et rien que ceci pourrait suffire à illustrer le titre de notre colloque. Pourquoi faire une psychanalyse ?, mais parce que depuis toujours vous attendez que quelqu’un réponde présent. Mais présent à quoi ?

Vendredi dernier, Christiane Charrette a interrompu notre discussion à trois sur cette question : qu’attend-on qu’entende un psychanalyste ?

Puis TV oblige, pause, pub, Zébulon, etc. on passe à une autre question.

Sauf qu’à la maison, ma boîte vocale, elle, s’était remplie plusieurs fois. Est-ce à dire que le téléspectateur s’attend à ce que du psychanalyste réponde de la boîte vocale ?

à y bien regarder, cette situation minimaliste est très passionnante car ladite boîte, outre le n° qu’elle porte, enregistre et sauvegarde le message, c’est-à-dire ce qui se trouve exclu de la T.V., soit “ qu’on parle ”, personnellement, dit-on.

C’est toute la différence avec ce qu’on appelle le taux d’écoute.

La boîte vocale est le lieu où depuis toujours le sujet attend sa confrontation avec du psychanalyste. Car il faut bien se rendre compte que ça ne date que de 101 ans.

Avant l’invention de la psychanalyse, cette clinique n’existait pas.

Cette topologie d’un lieu, d’une salle d’attente pour le sujet, date du début du siècle. On se souviendra que Marx lui-même nous avait dit que le regroupement du grand capital n’était que la salle d’attente de la révolution prolétarienne.

Cette remarque nous semble plus évidente probablement parce que nous sommes plus sensibles à l’objet qui se distribuerait lors de ce grand soir : le rééquilibrage de la plus-value confisquée à la valeur d’usage pour servir de monnaie d’échange au bénéfice des nantis.

Pareille salle d’attente est convoquée pour les psychoses également : schizophrénie, paranoïa, mélancolie.

Là où selon la formule consacrée, ce qui a été rejeté revient de l’extérieur dans le Réel et où ce qui revient risque d’occuper la place dévolue à celui qui est attendu !

Remarque pour être bien suivi

Il ne faudrait pas croire que les symptômes surgissent comme un incident latéral, conséquence du défaut qui existe dans l’univers. Ainsi la combustion d’essence produit-elle des gaz brûlés, mais ces déchets malodorants sont sans commune mesure avec le bénéfice apporté par la science (locomotion, chauffage etc...). Ils n’en seraient que les résidus inéliminables.

On sait pourtant que cette accumulation pose bien des problèmes aujourd’hui. Ce symptôme, cette pollution, possède peut-être une toute autre signification.

Essayons de voir les choses autrement.

Et si, par exemple, les voitures automobiles répondaient à un autre “ mobile ” que celui de la science logique qui raisonne et se transforme en mécanique. Et si, par exemple, les voitures n’étaient que le résultat du caractère migratoire de l’homme ?

L’homme, croit-on, est un animal raisonnable et s’il était plutôt un animal en transhumance, en migration?

Et que la voiture automobile réponde, non à la science logique qui raisonne et se transforme en mécanique, mais qu’elle soit le résultat du caractère migratoire de l’homme !

Les embouteillages deviendraient le symptôme de la maladie humaine qu’on appelle bougeotte. Les navetteurs bloqués tous les matins sur les ponts pourraient témoigner : être pris dans la demi-heure qu’il faut pour traverser le fleuve, suscite l’angoisse que seul M. Lacasse de Météomédia pourrait diluer par son message sur la circulation routière.

L’ennui est que nos automobilistes migrateurs ne peuvent se voir pris dans l’ensemble de la circulation routière sans risquer un accident.

En somme la clinique routière ne se limiterait pas à un énoncé d’embouteillage, d’accidents et autres postes d’essence. On ne pourrait pas réduire un achalandage à une source de pollution. La clinique routière attendrait de l’autre la reconnaissance du caractère migratoire de l’homme.

Il en est de même pour notre champ. L’homme est un être habité par le langage. Il est parasité par la parole et dans cet espace, le psychanalyste devient le “ monsieur sécurité routière, le bison futé des vacances... ” : là où depuis toujours est attendu le psychanalyste par le parlêtre qui attend qu’on le renseigne sur la circulation libidinale qui le parcourt.

Mais poursuivons la comparaison : que serait une ville où toutes les voitures se seraient arrêtées à un feu, pare-choc contre pare-choc ?

“ Circulez, circulez ”, dit la police !

La psychanalyse opère parallèlement, “ parlez, parlez... ”

En d’autres termes, le psychanalyste sait les embouteillages de la parole.

C’est ainsi que la clinique psychanalytique devient le lieu où depuis toujours le sujet attend sa rencontre avec du psychanalyste.

De la même manière qu’un certain peuple attend son Messie, chaque sujet attend celui qui est supposé-savoir... l’entendre, interpréter son fantasme.

En psychanalyse, le rôle tenu par le réseau télé qui scrute les échangeurs routiers est supposé à l’Autre (A) et c’est sous sa coupe que nous vivons notre vie quotidienne et réalisons ou non nos aspirations, mesurons l’écart entre l’idéal et la réalité. C’est lui qui provoque en nous cet état d’angoisse qui ne trompe pas sur les lieux d’aliénation du sujet à cette autre scène, sue ou insue (ou les deux) qu’on appelle inconscient.

Dora venait expliquer à Freud ce que ses symptômes donnaient à lire à tous ceux qui l’entouraient et ne pouvaient pas le décoder puisque c’était la liaison entre son père et Madame K. qu’elle mettait en scène.

Les hésitations de l’Homme aux rats attendaient un Œdipe futé pour faire savoir que la culpabilité inconsciente de ce jeune monsieur n’était que relais d’une trahison d’amour venant de son père.

Que dire du petit Hans alors qu’il disait à son père ce qu’il devait rapporter au bon docteur Freud, lequel répliquait en lieu et place de ce que le Bon Dieu savait depuis toujours (dixit le père de Hans).

Mais le plus exemplaire à cet égard reste toujours la structure de la paranoïa où le délire s’adresse à une lisibilité logique certes délirante, mais que chacun se doit de partager avec le malade, du moins à ce qu’il nous assure pour justifier l’acte qu’il va poser à partir de cette supposition “ vérifiée ”.

D’ailleurs tout le problème de notre acte réside dans la semblable et subtile supposition d’un lieu, d’un être qui depuis toujours est attendu pour avérer notre subjectivité. Cette clinique spécifiquement psychanalytique se réduit dans la cure par la constitution d’un savoir généré par celle-ci. Savoir supposé sujet, pourrions-nous dire, pour inverser la chose.

C’est cet acte analytique que la Passe peut mettre en avant dans l’expérience de chacun, s’il se prête à l’épreuve.

On pourra trouver que je mets ici l’accent sur la dimension de l’acte et ceci d’une façon qui semble contradictoire aux habitudes analytiques, toutes pénétrées de la fonction discursive. Ce serait pourtant faire peu de cas de ce que les grands cas classiques nous donnent à commenter :

- la gifle de Dora

- la procrastination de E. Lehrs à payer ses lorgnons, jusqu’à sa mort sur un champ de bataille

- la phobie de Hans

- mais également, ainsi que montré par Lacan, le crime d’Aimée, des sœurs Papin...

Car au-delà de cette clinique de l’attente de l’Autre, il y a dans la psychanalyse tout un espoir de la fondation d’une première théorie de l’acte et de ce qui autorise qu’on le pose comme tel dans toute sa radicalité. L’acte qu’on produirait en connaissance de cause, littéralement dont on saurait de quelle perte il émane par les effets de la parole, laquelle perte ne s’est jusque-là réalisée que dans l’Autre, c’est-à-dire in effigie.

Faut-il risquer sa mort, voire simplement s’amputer pour autant ? Faut-il tuer, se droguer, voler pour accéder à ce savoir qui nous donne la certitude subjective que les formes cliniques évoquées plus haut ne sont que des projections dans l’Autre ?

Voilà pourquoi nous pensons pouvoir dire que la cure engendre un savoir très spécifique, un savoir-y-faire avec le symptôme, ou plus exactement avec ce qui de la jouissance s’est métaphorisé en symptôme insu. Lacan, à partir de là, nous a proposé d’écrire ce savoir un peu différemment, “ sinthôme ” avançait- il ! Vieille écriture pour replacer la sublimation freudienne dans le contexte sulfureux qu’il faut lui garder, tout à l’encontre des affadissements oblatifs des héritiers de Freud.

C’est donc ce sur quoi doit ouvrir la clinique du psychanalyste et aussi ce qui doit donner réponse à la question de notre colloque : Pourquoi faire une psychanalyse ?

Réponse : Pour savoir-y-faire.

De ce nouveau savoir, la psychanalyse nous enseigne déjà les temps majeurs. Celui du désir d’abord dont la connaissance de Cause, appelée objet “ a ”, est essentiellement sexuel. Celui de la jouissance, nouveauté freudienne qui excède largement l’intrication pathétique encore des pulsions de vie et de mort pour différencier la part que l’homme y prend de celle que la femme se réserve, insondable au signifiant phallique.

Celui de l’amour enfin, car chacun admettra que l’amour de transfert préfigure les enjeux misés dans les deux temps déjà évoqués pour y revenir en fin de course, pour ne pas dire de cure, sous l’emblème d’une métaphore paternelle que Lacan prétend désaliénante.

“ Position-limite qui nous permet de saisir que l’homme ne peut esquisser sa situation dans un champ qui serait de connaissance retrouvée, qu’à avoir auparavant rempli la limite où, comme désir, il se trouve enchaîné. L’amour, dont il est apparu aux yeux de certains que nous avions procédé au ravalement, ne peut se poser que dans cet au-delà où, d’abord, il renonce à son objet. C’est là aussi ce qui nous permet de comprendre que tout abri où puisse s’instituer une relation vivable, tempérée d’un sexe à l’autre, nécessite l’intervention - c’est l’enseignement de la psychanalyse - de ce médium qu’est la métaphore paternelle. ” (Jacques Lacan, Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, p. 247)

Voilà la temporalité au cœur de laquelle est attendu le sujet dont la trace, clinique, dans la parole, reste l’achoppement et dans l’écrit, un élément logique curieux, indécidable.

Reste que ce savoir qui gît dans cette lettre qu’on dit grecque, “ y ”, aboutit à un “ faire ”.

Ici encore nous en connaissons trois épiphanies :

- politique, avec ses héros réellement trahis comme monnaie courante et trébuchante ;

- analytique, avec l’analyste rejeté en fin de cure comme écho réel à ses coupures ;

- amoureuse également, avec son rejeton vivant si curieux, écho réel à ceux que la reproduction fait père et mère.


[i] Ce texte est tiré d’un exposé présenté le 24 novembre 1996 au colloque Pourquoi faire une psychanalyse ? tenu à l’université de Montréal.