Tranchant, le soc de la psychanalyse
Jean-Paul Gilson

On sait ce que les séances courtes durent d’opprobres à Lacan pour ce qu’elles forcent les sujets (analysants mais aussi censeurs) à prendre en compte leur propre travail d’analyse plutôt que se laisser porter par le courant mou des associations. Prise en compte d’un travail qui est comme l’écriture de ce qui ne peut pas se dire autrement qu’en cessant de ne pas s’écrire, sans toutefois s’écrire totalement et une fois pour toutes.
Ce qui vaut pour l’analyse individuelle vaut tout autant pour le mouvement analytique, sa pensée comme on dit, en tant que tel.
À la restauration du geste freudien par Lacan au travers du célèbre « moi la vérité je parle », nous devons aujourd’hui convenir à la nécessité d’une relance radicale de la place et de la fonction du psychanalyste dans notre société.
Soit lire ce qui cesse de ne pas s’écrire et repérer ce qui n’en cesse pas, sous les formes modernes où cela échappe aux règles de lecture et de bienséance interprétative.
En son époque déjà, Lacan faisait état du phénomène des camps, ségrégation s’il en est, dont la fin était l’illisibilité avouée d’une culture, d’une tradition vivante, illisibilité qui aurait été atteinte dans l’extermination absolue jusqu’aux traces mêmes de leur perpétration. On sait aujourd’hui ce qu’ont de précieux, pas seulement pour la mémoire mais pour la cause humaine en tant que telle, les journaux d’une Anne Frank lus et relus en notre jeunesse, les peintures de Felix Nussbaum à Osnabrück ! Plus près de nous, qui n’a tenté de lire et déchiffrer les attentats dits du onze septembre ?
L’effondrement sur elles-mêmes des tours mythiques de Manhattan ressemblent de la sorte à un châtiment d’un dieu féroce tout droit issu d’un ancien Testament, du fait de cette sorte d’implosion sous l’effet de la chaleur de la structure métallique réputée inaliénable et qui pourtant s’est repliée sur elle-même, de façon télescopique. En atteignant cette entropie non entrevue par les règles d’urbanisme et son génie civil, de l’ininscrit jusqu’alors, s’est trouvé, à notre grande stupéfaction rejoindre les craintes conjurées des entrepreneurs bâtisseurs que sont le feu et les tremblements de terre. Le veau d’or se serait-il immolé lui-même?
Cette autodestruction in vivo, répercutée in vitro par toutes les caméras au monde entier sur les réseaux virtuels de télévision est l’aboutissement d’une chaîne dont l’avant-dernier maillon suicidaire possède, pour ceux qui osent ouvrir les yeux sur ce fait, structure d’acte et non de fiction.
Nous ne dirons pas en effet, vu la préparation minutieuse et le détachement extrême mais résolu que nous savons aujourd’hui des auteurs de ces attentats, que ces faits relèvent de ce qu’en psychopathologie nous appelons acting out ou passage à l’acte car le moment subjectif crépusculaire- ici tellement calculé - qui accompagne ces états paroxystiques n’y semble pas essentiel. Tout au plus retiendrons-nous ce terme de fou d’Allah qui court sous la plume des commentateurs.
De l’enchevêtrement qui a rendu illisible les identités, la science, avec une morgue que personne n’a soulignée, a pourtant rendu les codes d’ADN de ceux qui furent identifiés. Est-ce pour se dédouaner de l’inhumain qu’elle cause ou pour reconnaître avoir trouvé plus destructeur qu’elle?
Peut-être et surtout pour colmater ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire depuis le codex initial de toute civilisation, le « tu ne tueras point », revenu ici du ciel frapper les mortels qui l’oublient dans ce que toute société - et la psychanalyse y souscrit jusqu’à ce jour - frappe d’interdit. Elle y souscrit, non pas qu’elle l’édicte au fronton de ses cabinets d’analystes, sinon sous la forme détournée d’un « dites tout ce qui vous vient » mais bien en rappelant comment le mythe du père mort, grand totem noir, tué par ses fils, plane sur la possibilité de toute tempérance civilisatrice. Car il faut bien admettre le refoulement majeur sur lequel Freud a bâti son œuvre, celui de la « tape sur le museau » qu’aurait mérité par exemple celui qui fit rouler dans le caniveau le chapeau de son père pour n’être point descendu du trottoir.
Si bien qu’il n’est pas étonnant de voir ressurgir ce temps initial dans les aléas répétitifs du transfert quand le dire ne suffit plus à se prêter à lecture. Si on a pu écrire que la vérité a structure de fiction, voire de fixion, on doit en venir à ceci maintenant que : ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire a structure d’acte.
Faut-il lire dans ce refoulement presque réussi la raison d’en voir reparaître les rejetons hors-cadre, dans l’amour, le suicide, l’euthanasie voire l’avortement. Sans doute les criminologues pourraient-ils nous enseigner s’ils prenaient au sérieux dans la face criminelle l’écriture ininscriptible que le sujet se plaît à tracer d’un unique coup non de pinceau mais de fusil, de couteau, de poing. Coups d’éclat, de colère qui transgressent et raient l’alphabet des lecteurs d’actualité que nous sommes. C’est ainsi qu’on lira jusqu’à plus soif les aventures psychologiques de Marc Lépine en soulignant ici et là sa misogynie ou sa paranoïa, au mieux en rappelant que sa mère l’a spolié du nom magrébin de son père, sans pourtant justifier du moment qui le fit basculer dans ce qu’est devenu pour le féminisme qui cherchait ses héros : le massacre de polytechnique. Pas plus qu’on ne pourra expliquer l’acte d’un Dédé Fortin qui poussa la lame de son couteau à transpercer sa poitrine jusqu’à atteindre son propre cœur. Le symbolisme de ces actes criminels, déjà perçu par Lacan dans ses « propos sur la criminalité psychique » n’élucide en rien de la sortie imaginaire de telles réalisations somme toute oniriques et hypnoïdes pour une actualisation bien trop réelle.
Il s’agit de considérer ce qui, à partir d’une talking cure, pourrait nous mener sous l’égide de l’amour, du transfert en tout cas, à produire cette rayure qui ne troue pas nécessairement la page d’écriture, mais la tourne.
Tout au contraire des symptômes, des acting et autres passages à l’acte, l’analyse doit nous mener à ce rai qui réoriente notre vie comme un tranchant fait acte. Pour paraphraser Léonard, il nous faut penser maintenant au « per via di levare », celui que l’activité du sculpteur incarne à côté du « per via di porre » qui garde toujours une dimension provisoire en ceci qu’elle n’est pas définitive.
Chacun conviendra que ce « per via di levare » est bien la manœuvre dont dispose l’analyste pour faire échec au silence de l’analysant, qui refoule pour mieux garder ce provisoire que l’analyste doit faire passer au définitif. Sortir le possible de l’avènement du nécessaire pour que se réalise ce dernier, voilà notre tâche que les coupures de séance induisent et initient pour le sujet. Il s’agit de bien voir et calculer la réserve de ce qui est mis au frigo par la règle fondamentale du tout dire. En somme apprendre au skieur à prendre la pente de face en arrêtant sa leçon à chaque faute de quart. Il apprend ainsi, rien qu’à se retourner, à lire dans sa propre trace l’inhibition qui l’entrave dans la réalisation de son but.
Si la neige peut parler dans notre exemple, elle est beaucoup moins disserte dans la psychanalyse où les traces de la glisse discursive sont si peu lisibles pour l’analysant qu’il est plus que souvent tenté de rembarquer son matériel pour rentrer à l’hôtel du « disque ourcourant » ainsi que l’appela Lacan. « Invisibles aux yeux du changeur, les pas de la gazelle sur le rocher, le sillage du navire dans la mer, le vol de l’aigle dans le ciel, le passage de l’homme dans la femme. D’où la question de la manœuvre et de la science stratégique qui le dirige.
Le legs de Lacan sur ce point est fondamental et les haines qu’il suscite font la mesure de la hauteur que les psychanalystes sont de leur acte. Sa topologie est machiavélique en son sens étymologique. C’est une machine de guerre au symptôme, c’est un mapping de balistique en blanc dans la reconquête des champs du sujet abandonnés à la névrose. Aussi la pratique des retournements topologiques et des modifications que les coupures et autres réorientations produisent sur les surfaces, prépare l’analyste à opérer in vivo dans la cure au moyen de césures qui ne s’appuient pas toutes sur l’équivoque car on sait ce qu’ils doivent aussi aux frustrations et privations de jouissances.
Est-ce à dire que la conduite de la cure en direction de la mise en acte soit dans les mains de l’analyste ? C’est probable tant l’actualisation par le seul analysant est court-circuitée par de multiples interférences qui détournent le sujet de cette réalisation.
La moindre n’étant pas celle du fantasme qui se prête-à-porter la jouissance en un cadre préfixé essentiellement imaginaire. À cet égard, la dépendance du sujet à l’objet perdu se manifeste en un forçage hallucinatoire que le sujet éprouve toutes les peines à transporter dans le monde de la réalité. Ce qu’osent les pervers avec un succès mitigé. Là où le sujet névrosé trouve dans la foule, l’identification collective, les modes à partager, un ersatz à son acte.

On sait que Freud comme Lacan ont élevé la parole au rang d’acte. On sait aussi que le non agir dans la cure a été promu au rang de principe par des générations d’analystes. Ce refoulement majeur a-t-il engendré un retour du refoulé qui se manifesterait par des symptômes ou des ratages dans l’ordre social ? A moins que de ne rien vouloir entendre, ne fasse surgir des acting out, illisibles encore à ce jour ou bien qu’une non symbolisation plus radicale ne doive être tenue pour responsable des passages à l’acte. Possible que l’acte analytique soit le seul qui interroge à ce jour la dimension humaine de l’acte autre que celle nécessaire de survie ou symptômale.

Il est à noter que l’acte analytique est justement celui qui prend l’écoute pour appui.
24 janvier 80, Lacan, dans une lettre au journal « Le Monde » et adressée aux psychanalystes :
« L’acte, je leur donne chance d’y faire face ».
Je m’y emploie. À partir de cette hypothèse freudienne que le fantasme fondamental recèle la raison des répétitions que le sujet se propose de scénariser en vue de ses jouissances. Au cœur de cette dramaturgie, le sujet, l’objet et leurs liens logiques particuliers. C’est de ce fantasme qui est un appel imaginaire à sa réalisation actée que se déduit le chemin qui mène à l’acte par les conduits de la parole en analyse, faut-il le rappeler.
Seule l’extraction de l’objet a permet au sujet de poser un acte véritable qui ne soit pas acting ou passage à.
Nous avons donc à interroger le mathème du fantasme pour calculer le trajet à suivre qui provoque cette éradication. Le sujet se serait placé dans une position logique à l’égard de l’objet qu’il répète et satisfait hallucinatoirement jusqu’à faire une analyse laquelle dénoue donc l’imaginaire de sa satisfaction pour laisser subsister ce dont il est ersatz et se manifeste en un acte. L’acte est donc une épure de la satisfaction hallucinatoire, une traversée du fantasme. Cette position hallucinatoire n’est pas celle de la perversion qui fait passer dans la réalité la recherche de la satisfaction mais avec une certaine réticence. Souvenez-vous de la gêne au petit orteil qui continue d’affecter le jeune « démenteur » de la castration citée par Freud dans son dernier article. On notera aussi la dimension théâtrale des dispositifs pervers et leur fixité répétitive. La fixation hallucinatoire du névrosé est essentiellement soudée à l’objet et à ses avatars (oral, anal….), celle du pervers qui interroge lui beaucoup plus la jouissance que le désir, exige son poids de réalité. Il l’exige à ce point que l’objet fétiche mis en scène pour soutenir le désir ou la jouissance finale s’émousse, perdant en quelque sorte de sa réalité. Tout ceci pour revenir au texte de Freud qui signalait cette perte de réalité dans la névrose mais aussi dans la psychose.
Est-ce dire, sans l’avoir encore prouvé, que la question du phallus en psychanalyse subsume aussi celle de l’acte à poser, à commencer donc par celui, initial et initiatique d’affronter la différence des sexes ?
Oui et comment mieux l’éprouver que le mettre en œuvre dans les coupures de séances. Ce que nous voulons donner à l’Autre dans ce grand vidage qu’est la parole, quand il se fait recouper en ses scansions hallucinatoires prévisibles chez le sujet, reçoit subitement la marque de sa vanité dans ce « delete » que les ordi modernes nous ont appris à utiliser et qui fait le vif de la manœuvre chez tout analyste qui se respecte. Le vidage hallucinatoire des sens prévus, appelle à l’acte et sinon à l’émergence d’une signification dont la parole se fait module (Voir subduction guillaumienne). Ici encore, nous devons bien distinguer ce qui dans la dialectique du désir relève d’une reconnaissance qu’on dit subjective et cet autre ordre de champ que Lacan, après Freud, nomma du nom de jouissances. La scansion de séances opère dans la chaîne signifiante un réaménagement qui fait signification, donc métaphore pour le sujet qui s‘assume donc pour une part par cette réalisation symbolique. L’autre part de son assomption, celle qui relève de son acte, la doit à un traitement de la jouissance dont les conditions sont moins de coupure que de restrictions. Gros boulot car la commande est énorme et ces restrictions nécessaires, ce dégraissage de l’entreprise narcissique ne sont pas à la portée de chacun. C’est néanmoins ce qu’on attend du futur didacticien pour se démontrer plus fort à résister à ces lieux d’où la canaillerie somme toute normale et professionnellement commerciale justifie les pratiques humaines. Ici donc l’acte analytique danse sur les planchers de l’éthique. Ces actes se causent de « a ». Cinq, un de plus que Lacan. Oral, anal, scopique, invocant, gravitant ! Récupérations plus ou moins brutales ou raptives de l’objet, de la part de chair laissée en gage pour entrer dans l’ordre symbolique.
La figure de l’objet perdu telle un astre éteint semble éclairer de rayons posthumes la marche en avant du sujet qui tente de le récupérer dans sa quête effrénée. Ce que les acting nous montrent.
Crimes passionnels ou passages à l’acte, acting out de tous ordres. Qui ne saisit en effet que dans l’assassinat du partenaire aimé qui lui a échappé, le criminel tente d’étreindre cet astre évanoui d’autant plus brillant qu’il évade de son quotidien.
Ce qu’il faut mesurer ici est le lien plus particulier que l’acte véritable pour sa part, entretient avec non pas un astre mort qui jette ses derniers feux mais avec un « objet signifiant, symbolique aux limites de l’imaginaire » Le phallus.
En somme l’objet décomplété est transfiguré dans l’espèce de reconnaissance qui en est attendue dans le champ de l’Autre sur le modèle probablement de ce qui s’érige comme entité dans le miroir. Entité depuis lors introjectée. Le phallus est donc la marque de cet accord passé entre les sujets, transfiguration de cet objet perdu qui ne pourra être façonné que comme un fait de création signifiante, un acte.
Copulation de l’opération de reconnaissance avec celle des retrouvailles et dont la topologie lacanienne se veut la balistique en blanc. On connaissait les quatre opérateurs des retrouvailles de l’objet perdu, opérateurs de l’inaccessible évidemment. On sait qu’avec la gravité s’ajoute une dimension qui fait du corps à corps, le lieu perdu du parasitage bienheureux que la posture autonome puis la marche émancipent. Dans ses trois essais sur la théorie de la sexualité, Freud rendait le symbolique responsable de cette élévation de l’excitation organique, interne ou externe à celle de tension psychique, sorte d’abstraction qui retrouverait donc toute son étymologie pour constituer à partir de cet évidement même un organe d’échange entre les corps un tant soit peu particulier, le phallus.
Le tout sous l’égide de l’Autre qui garantit ledit Phallus. Les modalités de l’acte se déploient donc entre ces objets et cette scène d’où le commandeur doit déchoir pour que l’acte vrai se place.
Un commentaire remarquable de Jean Allouch confirme dans l’analyse qu’il fait du meurtre d’Althusser la place que ses rencontres avec les femmes occupaient dans l’univers d’antiphysie alias L .A ., antiphilosophe comme le disait Lacan. L’hypothèse de Jean Allouch selon laquelle c’est au moment où sa femme Hélène va lui dire qu’elle le quitte qu’Althusser l’étrangle dans un acte symptomatique sans conscience est la paraphrase de ce que nous essayons de dire. Tout autre acte s’appuyant de l’objet ne ferait que déchoir de la grandeur de l’acte éthique en son cœur.
Et donc dans le cas précis de M » A Antiphilosophe, le problème est moins de savoir que c’est devant la castration que lui adresse sa femme Hélène, signant ainsi la reconnaissance de son imposture qu'il agit de la façon que l’on sait, que de savoir ce qui en cet instant particulier le mène à sortir de son imposture discursive pour acter à son insu un désir insoutenable qui s’adresse plus que probablement à quelqu’un d’autre. Ce qui produit l’acte plutôt que la satisfaction fantasmatique ou que l’inhibition différée, telle est la question.
Est-ce que la présentification du pacte phallique ici dénoncé ou en voie de l’être est nécessaire et suffisant pour amener l’agir ? Certes il convient ici de bien différencier l’action motrice de l’acte lequel ne s’emporte jamais que sur le fond d’une éthique quand le geste moteur répond pour sa part à un primat de l’objet, l’un de ces cinq sus nommés qui exigent leur satisfaction pulsionnelle. Mais d’ailleurs ne vous vient-il pas à l’idée que cette fameuse inhibition est en tout temps le signe même de l’acte devant lequel nous nous arrêtons, offrant au contraire sa couleur de symptôme quand le refus porte sur l’objectalité : anorexie, aveuglement….
(À suivre)
Livré à vos réflexions.