Pour introduire (a) la lettre La langue tire la science écrit Jean-Marc Levy-Leblond[i] : sans omettre de poser cette question, mais de quel côté ? Et si entre langue et science, se formait un attelage dont l'objet porté, tout en nous restant une énigme voire, comme le présente le poète[ii], une chimère, déterminait la direction ? Alors, définir, ou, au moins, signifier cet objet, pourrait certainement nous aider à trouver solution à cette question du cheminement d'un tel attelage. La lettre que Paul Broca adresse, en 1864, à Armand Trousseau, dévoile un tel attelage où la langue tire et fabrique une science (?) possible, en posant le choix d'un mot comme une option conceptuelle. En cela, cette lettre est très proche d'une analyse comme celle qu'Émile Benveniste propose pour l'adjectif "scientifique": il en déroule la création à partir du mot scientificus, "qui produit la science"[iii] retenue de préférence à scientalis "propre à la science", dualité forgée par Boèce pour traduire Aristote. Cette lettre de Broca à Trousseau est étonnamment contemporaine d'une telle analyse, actuelle par son mode de pensée et dans la position de la langue dont elle témoigne. Un choix de mot, ou la manière d'en forger un nouveau, n'est jamais neutre ou indifférent pour l'objet qu'il nomme, pour le phénomène qu'il aspire à désigner. Il s'agit, dans cette lettre, d'autre chose que d'une polémique fondée sur jalousies et préséances[iv], d'une dispute cantonnée à une linguistique du bien dire, à propos d'un mot forgé pour nommer un symptôme défini tant dans une particularité - les troubles de l'articulation de la parole et du langage - que dans un lieu - par exemple la troisième circonvolution frontale gauche du cerveau[v]. Soient par exemple "…les diverses possibilités de substantifs qui rendent l'idée de la parole." Broca en distingue trois dans la langue grecque: logos, frasis et fhmh ou fhmis, qui signifient : logos, par évolution de sens, science et logique : et d'une part frasis, je parle clairement, d'autre part, fhmh ou fhmis, je parle, ce par simple traduction[vi]. L'homme, privé de l'articulation et de la combinaison qui font la parole et le langage, n'est pas sans logique, n'est pas dans l'absurde : hypothèse audacieuse, en 1861, si l'on se réfère, par exemple, à cette partie de la logique qui traite des relations, articulations et combinaisons qui forment les propositions. Que serait une telle logique dont les opérateurs seraient abolis ? Broca pose donc, en ce sens, que l'homme est toujours dans l'intelligence de l'humain, est toujours pleinement un parlêtre, comme on peut le formuler avec Lacan, qui n'est aucunement altéré dans cette intelligence là. La portée de ce refus, la portée de cette position catégorique " …je ne m'y arrêterai pas.", sont essentielles et nous contraignent, jusqu'aujourd'hui, à considérer les restes de langage[vii] d'une part comme des automatismes mentaux et, d'autre part, comme s'articulant du fil du sujet, serait-il le plus ténu. Soit M. Leborgne, surnommé Tan - vocable qui constituait son reste de langage et qui l'a nommé au social[viii] - dont l'autopsie du cerveau a fondé la découverte de Broca qu'il y a un lieu cérébral pour le langage articulé. En-dehors de moments paisibles où il répondait par l'expression tan, accompagnée d'une gestuelle donnant sens avec ce vocable, il avait des moments de violente colère où il jurait un "sacré nom de Dieu". Ce juron est un reste de langage comme le dit H. Jackson, et le reprend Freud[ix], un automatisme qui, comme tel, reste indifférent à quelque position du sujet. Mais, comme juron, il a aussi, en même temps, une autre valeur. Prenons en considération cette réflexion de Lacan : "…le départ, n'est-ce pas, de la grande poésie, enfin… ce rapport fondamental qui s'établit par le langage et qu'il faut tout de même pas méconnaître, c'est l'insulte. L'insulte c'est pas l'agressivité, l'insulte c'est tout autre chose, l'insulte c'est grandiose, c'est la base des rapports humains, n'est-ce pas…"[x]?. Il y aurait donc, au fondement du parlêtre, cette dimension de l'insulte, de son synonyme qu'est le juron[xi]. Le linguiste, ce chercheur en langue qu'est E. Benveniste, analyse le juron comme "…l'expression blasphémique par excellence." qui "…consiste à remplacer le nom de Dieu par son outrage.". La blasphémie est une "…exclamation…" qui "…n'utilise que des formes signifiantes…". "La forme de base est l'exclamation "nom de Dieu!", c'est-à-dire l'expression même de l'interdit, et on la renforce de l'épithète qui va souligner la transgression: "sacré nom de Dieu!". Ce dernier juron, que Broca relève chez Tan, a cette propriété qu'on peut aisément entendre dans l'expression de Benveniste - par l'emploi de ces verbes que sont renforcer, souligner - de n'être pas accompagné de l'euphémie qui est la forme langagière de la censure accompagnant la blasphémie. Pardi est, par exemple, un juron, un blasphème euphémique qui résulte du juron premier par Dieu. Le juron de M. Leborgne se caractérise, à suivre Benveniste, de ce qu'il se supporte hors toute censure, hors cette découpe-là, puisque Freud signifie la censure par la découpe[xii]. Mais, avec sa forme exclamative typique, bien que ne s'inscrivant dans aucune forme de communication, ne s'adressant à nul autre, le blasphème ou le juron ne sont pas étrangers à une dimension du sujet : Benveniste note que "Celui-ci se trahit plutôt qu'il ne se révèle. Le juron lui a échappé, c'est une décharge motrice."[xiii]. Alors, quand Broca récuse, sans la moindre ambiguïté, la fabrication d'un terme à partir de la privation de logos, alogie, quand il soutient la dimension d'une logique chez ceux qui sont touchés au cœur de l'articulation langagière, nous pouvons dire aujourd'hui, avec lui, qu'il soutient non seulement une position, mais une logique qui prend en compte le sujet. Là, il se situe diamétralement à l'opposé de Trousseau qui a cette formulation un peu énigmatique dans la moitié de la moitié de sa formulation ! : "L'aphasique reste à jamais frappé dans son entendement comme il l'est dans la moitié d'un côté de son corps. Il boitera toujours de l'intelligence."[xiv] Qu'on ne se méprenne pas : ces restes de langage, ces jurons, vont prendre une place nodale chez Freud, et vont initier, à terme, un autre type de claudication qui ne soit ni mutilation ni monstruosité. Ils vont le contraindre à écrire dans un texte publié, à déclarer, dans la Contribution à la conception des aphasies[xv], qu'il a été sujet à ce qui pourrait évoquer des hallucinations visuelles et auditives. Dans ce texte, Freud les inscrit exactement de la même place que ces jurons et blasphèmes comme restes de langage. Compter avec le sujet, mais comment ? C'est là où s'articule, jusqu'au dernier moment, son hésitation entre les termes d'aphrasie et d'aphémie. Étant donné qu'il est impossible de penser quelque disparition du sujet entraînée par l'abolition de l'articulation et de la combinaison de la parole et du langage, comment dire son maintient, comment le poser ? Broca, pour ce symptôme, forge le mot aphrasie et, au dernier moment, il donne à imprimer aphémie, deux termes qui énoncent donc cette dimension du sujet. L'aphrasie nomme la destruction de la phrase, c'est-à-dire pour Broca, de la parole claire : le sujet est présent dans cette abolition des articulations qui font la phrase, c'est-à-dire l'énoncé "…formant un sens complet.". Avec l'aphémie, c'est cette hypothèse de clarté, de complétude qui est écartée au profit d'un centrage sur la parole comme une articulation qui ne préjuge pas d’un sens. En tout état de cause, quelle que soit l'hypothèse, s'il y a une interrogation possible quant à la reconnaissance immédiate du sujet, il n'y a pas abolition de sa fonction. Je dirai que la destruction de l'articulation du sujet de l'énoncé laisse à vif le sujet de l'énonciation. Alors, il donne une raison pour son choix dernier, "…le désir de m'écarter le moins possible de la langue grecque." : raison qu'il faut recevoir pour ce qu'elle est : le souhait de ne pas creuser un écart. En tout état de cause, dans un cas comme dans l'autre, il se tient et au plus proche de la langue grecque, et au plus proche de ce qu'il veut soutenir. Par exemple, il dit : "Aphrasique me convenait donc mieux que tout autre terme…". Mais aphrasique convenait mieux à quoi ? A la clarté, à l'unité de sens comme il définit l'articulation de la phrase. Et c'est en ce point-là que son écriture se suspend, pour passer à une autre : quand il s'agit de la passer au public, à la publication. Comme s'il était fait objection à l'hypothèse d'une pensée claire : comme si la destruction de l'articulation du langage, l'abolition de ses combinaisons forçaient à prendre en considération qu'il y a un écart entre l'unité d'une phrase et une pensée claire. Et si la pensée, en tant que telle, n'était pas claire, en ce sens où elle développerait une univocité de sens ? Et si le maintient de la position d'un sujet dans de tels troubles signifiait que, du côté de la parole non altérée, l'humain se définissait aussi de n'être pas dans l'univocité ? Broca, à la lettre, ne l'écrit pas. Mais si son geste, qui porte sur la différence entre frasis et fhmh ou fhmis, et qui lui fait créer un néologisme sur la base de fhmis, n'était que le produit d'un trouble, différent celui-là, lui faisant écarter cette univocité du parler qui est au plus loin de la parole et du langage entendus comme d'un sujet ? Alors on peut entendre la violence de la contestation du terme d'aphasie imposé par Trousseau, comme ceci qui lui revient, dans la langue française, à une lettre près de ce par quoi il a été tenté et qu'il a, au dernier moment, refusé au nom, on peut le dire ainsi, du respect de la vérité du sujet. En-dehors de toute étymologie, à ne prendre en considération que l'articulation vocale, juste une simple lettre différencie l'aphrasie de l'aphasie. On peut soutenir que ce jeu de langue qui, dans un autre discours, signifiera une censure, un refoulement, un euphémisme, un lapsus tout aussi bien,…, ici signifie une séparation, qui ne se sait pas, d'avec tout discours linéaire et positiviste. La portée d'un tel jeu de langue comme jeu de la lettre n'est pas étrangère à Broca qui écrit ceci par exemple : "Ainsi, par un léger changement de la consonne initiale, différemment prononcée au Nord et au Sud de l'Adour, les nom des anciens Vascons a engendré d'une part celui des Gascons, et d'autre part celui des Basques."[xvi] Nous suspendons cette introduction à la lettre sur cette question de la lettre : à charge pour chacun de la lire, de se laisser guider par les nombreux et très importants arguments que Broca oppose à Trousseau. La langue, dans son usage, retiendra le nom d'aphasie pour cette découverte de Broca. On peut dire, par-delà l'histoire de la médecine, de la neurologie, de la neuropsychologie, que cette lettre énonce une coupure. On peut la dire ainsi : étant donnée l'aphasie de Broca, soit l'aphasie, mais pas de Broca, soit Broca mais pas l'aphasie ; ou bien, à la médecine le symptôme de l'aphasie avec tout son balisage de rééducations orthopédiques[xvii], ou bien, à l’anthropologie, un champ à venir, ouvert par la signification de l'aphémie. La question posée par la formulation de Broca pour sa découverte, par le mot aphémie qu'il forge et qui va disparaître, la question du sujet dans la bruisure de la parole et du langage, va, plus tard, se déployer dans un autre lieu : nous soutenons que la psychanalyse, si elle s'est nettement démarquée de l'aphasie, chez Freud et chez Lacan, a certainement retenu, venu du tréfonds du corps de neurologie tel que l'a découvert entre autres P. Broca, cette proposition de sujet présent à un tel corps. Aphémie : le mot met au jour, tire un attelage, fraye une voie. Si le mot a disparu, donnant peut-être à penser qu'il ouvrait un chemin vers nulle part - c'est Trousseau qui rapporte l'aphémie à l'infamie et à sa lettre - il a produit un retour tant dans la culture que dans les sciences contemporaines. Avec la langue, avec les mots, il n'y a jamais vraiment de chemin qui ne mène nulle part… Avant dire. Les schlittes chargées de grumes, descendaient les Holzwege jusqu'aux cours d'eau, et là, laissaient les courants entraîner les troncs jusqu'aux scieries. Les compères Erckmann et Chatrian, suivant en cela les dires de tradition, ne pensaient pas les Holzwege comme des chemins qui ne mènent nulle part, mais au contraire, dans la tradition vosgienne, comme des chemins se rebroussant à l'endroit d'une coupure, fut-elle celle produite par le bûcheron. La coupure, soutient Leroi-Gourhan[xviii], en tant que repérable répétée sur les éclats de pierre, nécessitée par ce qu'on découvre de l'usage du bois pour l'habitat, laissant sa marque dans l'éclaircissement de la forêt, est le signe propre et premier de l'humanité, de la parole. L'Holzweg est ce chemin, coupe pour la coupe, par principe allant en un sens et à rebours, cette piste travaillée, fabriquée de rails et de traverses, pour que glisse la schlitte porteuse du bois comme reste de la coupe, porteuse de l'humanité même. [i] Levy-Leblond Jean-Marc, La langue tire la science. [ii] Il s'agit, on l'aura compris, de Baudelaire. [iii] Benveniste Émile, Problèmes de linguistique générale. II, "Genèse du terme "scientifique"., pp 247-253, op. cit., p. 253. Ed NRF-Gallimard, Paris 1974. [iv] Comme le disent F. Schiller (Paul Broca, Explorateur du cerveau, ed O. Jacob, Paris 1990, trad. Ph. Monod-Broca: "Trousseau avait plus de poids…", p 259) et H. Hecaen et J. Dubois (La naissance de la neuropsychologie du langage, éd. Flammarion, Paris 1969) : "C'est dans l'hostilité et la jalousie portée à Broca qu'il faut resituer la tentative réussie d'A. Trousseau de substituer ce terme à celui d'aphémie.", p 267. [v] Broca Paul: "…s'il était démontré que les lésions qui abolissent la parole occupent constamment une circonvolution déterminée (plutôt que d'intéresser indifféremment n'importe quelle circonvolution de n'importe quel lobe) on ne pourrait guère se dispenser d'admettre que cette circonvolution est le siège de la faculté du langage articulé." Cité par Schiller F. Paul Broca…op cit. p 236. Je souligne. [vi] Je veux insister sur ce point. Il n'est nullement question, dans cette introduction comme dans toute lecture de ces auteurs, de juger de la véracité et/ou de l'exactitude de leurs dires, de leurs références étymologiques ou autres. Quand bien même elles seraient inexactes ou simplement fantasmatiques, je les prends pour ce qu'elles sont: un élément d'une argumentation qui se développe et se soutient. [vii] Cf. pour cette notion de reste de langage, P. Broca, H. Jackson, Th. Meynert, S. Freud… [viii] Comme en témoignent l'usage de ce nom par P. Broca dans sa communication, et le titre d'un article, Centenary of Patient "Tan", par R. Joynt, in Archives of Internal Medicine, Vol 108, Dec. 1961, pp. 197-200. Du reste comme nom… [ix] Freud S. Contribution à la conception des aphasies, ed PUF Paris 1983. Trad. de Claude Van Reeth. [x] Lacan J., Excursus, in Lacan en Italie, ed La Salamandra, pp 79-97, p 91. Textes non établis à ce jour. [xi] Le Grand Robert note pour insulte: Acte ou parole qui vise à outrager ou constitue un outrage. Affront, attaque (fig.), injure, offense, outrage. [xii] Freud S. Lettre du 22/12/1997 à W. Fliess. In La Naissance de la Psychanalyse, ed. PUF Paris 1969, p 212. Trad. Anne Berman. & "L'interprétation des rêves", PUF Paris 1967, Trad. Denise Berger, p130. [xiii] Tous ces appels sont extraits de l'article d'E. Benveniste, "La blasphémie et l'euphémie", in Problèmes de linguistique générale II, pp 254-257. Ed. NRF-Gallimard Paris 1974. [xiv] Trousseau A; De l'Aphasie. in H. Hecaen et J. Dubois, La naissance de la neuropsychologie du langage. Ed. Flammarion, Paris 1969, pp 191-266, p 265. [xv] Freud S. Contribution à la conception des aphasies. Op.cit. [xvi] Broca P. « Sur l'Origine et la Répartition de la langue basque », Revue d'Anthropologie, Paris 18…, p 1-54, cit. p. 48. [xvii] De telles orthopédies sont nécessaires, et les orthophonistes indispensables. Mais à condition de compter avec la dimension du sujet telle qu'elle se manifeste déjà chez Broca. [xviii] Leroi-Gourhan A., Le geste et la parole, 2 vol. chez Albin Michel, Paris 1964.
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