COMMENTAIRES SUR LE FELIX NUSSBAUM HAUS
Paul Laurendeau


L’architecture est une organisation du monde qui concerne l’espace, une forme donnée à un vide qui provoque le désir d’y habiter. Cette forme donnée au vide doit avoir une structure, une structure qui permet de l’imaginer.

Depuis un siècle, la façon d’étudier l’univers est façonnée par le discours de la science (i.e. de l’université) où le savoir s’élabore par la décomposition et le classement du réel en morceaux séparés afin de les rassembler en un groupe gérable de données qui s’additionnent pour arriver, ultimement, à un ensemble fermé : le savoir total. Ceci est une fiction. En architecture, ce morcellement contrecarre, voire annule la perception globale de l’espace en y introduisant une structure qui n’est pas architecturale. Il est possible et nécessaire d’imaginer un espace sans étude scientifique préalable.

Avant la science, le discours du maître structurait le savoir. Un bâtiment pouvait être victorien ou edwardien et être tout aussi compréhensible. Les détails d’inspiration gothique ou classique, le terra cota rouge ou le stuc jaune, les proportions verticales ou horizontales étaient une marque de la culture n’annulant pas l’identification du sujet au volume censé le représenter. L’architecture était le reflet d’un être total non fragmenté. Le sens des phrases changeait selon les époques, mais les règles de grammaire étaient conservées.

Aujourd’hui, la logique scientifique dicte et domine encore à cause de ses bénéfices économiques. Elle est cependant, depuis une trentaine d’années, subjectivée par l’imposition d’images collées où le sujet y laisse sa marque. Cependant, ces images ne sont pas des volumes et ne suffisent pas à recoller l’espace. L’espace imaginaire qui s’appréhende comme un vide a été remplacé par l’espace symbolique qui se mesure en mètres carrés et se transige en dollars. Ces effets anéantissants ne peuvent être contrés ni par le style, ni par l’esthétique appliquée qui ne font que diversion temporaire. En concevant un bâtiment selon un savoir empirique, les espaces se fragmentent, s’entrelacent, se morcellent, se confondent, s’assouplissent, se dégonflent, s’amincissent, s’entrecroisent pour « communiquer » un message qui n’est pas transmissible par les voies de l’architecture. Jamais cet art n’aura été autant démembré pour s’atteler à un discours où le sujet n’a plus sa place.

Lire et interpréter des images et des reproductions photographiques comme s’il s’agissait de l’espace réel est la voie imaginaire sur laquelle les architectes se laissent entraîner pour y échouer. L’imaginaire n’égale pas le réel, ce qui laisse la question de l’expérience entière. Le passage de la photographie et du dessin à l’espace met en évidence un non rapport qu’il ne faut pas occulter. Ce non rapport, les architectes n’arrivent plus à le gérer. Il ne peut être géré que si le signifiant architecture est connu et articulé. Il ne l’est plus parce qu’il ne peut être dessiné et vendu au même titre qu’une image. Les caractéristiques qui rendent un espace lisible, nommément les proportions et la géométrie, sont difficilement repérables en deux dimensions pour quelqu’un qui n’arrive pas à en décoder la structure. Elles arrivent mal à concurrencer une image appliquée qui est graphiquement plus percutante. Ainsi, un dessin et même un texte peuvent servir de prémisse pour concevoir un bâtiment, peu importe les conséquences pour autant qu’elles soient rationalisables et économiquement viables.

Il n’y a pas de rapport entre la structure d’une photo et celle d’un bâtiment. Toute image ne peut être mise en volume sans création additionnelle. Projeter un dessin en trois dimensions sans l’apport géométrique, c’est mettre au monde un enfant sans colonne vertébrale, c’est construire des phrases sans règles de grammaire. L’élimination de cette structure permet de faire n’importe quoi et propose un accès à une liberté créative sans limites. Cette liberté, les architectes la paient au prix d’une limite symbolique qu’ils s’imposent comme une loi : la théorie. C’est une dette qui objective et cadre leur désir pour démontrer qu’ils n’ont pas joui impunément, en d’autres mots qu’ils se sont soumis à la castration. Si le bâtiment se tenait de lui-même, l’architecte n’aurait pas à l’échafauder symboliquement.

D. LIBESKIND - Félix Nussbaum Haus - 1998


Parler d’un bâtiment sans l’avoir habité, sans y être entré, pose la question de témoigner du Musée Félix Nussbaum Haus. Toute simulation devient une réalité en soi qui ne peut condenser l’expérience architecturale sans perte ni gain. Écrire la vérité au sujet d’une œuvre nécessite une expérience sans transfert. Le Musée de l’architecte Daniel Libeskind est un projet dont je n’ai pas fait la rencontre. L’effet réel m’est inconnu, n’y étant jamais allé. C’est une expérience dont je ne peux faire l’économie pour affirmer s’il y a ou non architecture, toute représentation n’étant pas suffisante pour attester de l’effet architectural.

Je pose l’hypothèse suivante : Libeskind est l’effet d’un discours. Il n’est pas le seul à avoir donné cette expression à un savoir qu’il écrit en espace. Il y a dans son projet des éléments, un tracé en plan et en coupe, une épure géométrique qui se retrouve dans d’autres projets d’architecture. Ces projets définissent une manière de faire qui se répète et cherchent à cerner un savoir soi-disant nouveau. Ceux qui donnent forme à ce savoir le placent comme une réponse possible à ce qui manque, à ce qui leur manque dans une société où l’autre absent réapparaît dans les média, sous la forme d’une image idéale à laquelle l’auteur s’identifie. C’est le mythe de la communication.

D. LIBESKIND - Félix Nussbaum Haus - 1998

 



Le désir de communiquer, de faire parler les murs demeure une préoccupation constante pour les architectes. Le Musée ne cherche pas à faire moins. Il fait partie de projets dits déconstructivistes qui se sont engendrés, non pas par hasard, durant la même époque. Les murs se plissent et se morcellent en surfaces qui réagissent entre elles. Soumis unilatéralement à cet exercice de signification, le vide se retrouve déconstruit par les règles d’une pensée qui n’est pas architecturale mais langagière. C’est la métaphore du lien social, métaphore qui ne signifie plus rien dans l’espace. Ayant visité plusieurs de ces œuvres, dont la station de pompier Vitra de Zaha Hadid, je m’appuierai sur ces expériences pour situer le Félix Nussbaum.

Daniel Libeskind avec Zaha Hadid, Peter Eisenman, Bernard Tschumi, Coop Himmelblau et Morphosis entre autres, ont été identifiés par les critiques comme formant le mouvement déconstructiviste en architecture. Il y a là théorisation d’une expression visuelle qui relie un ensemble d’œuvres. Poser le mot déconstructiviste symbolise et identifie un phénomène qui émerge et se fait reconnaître par une marque. Cette nomination ne doit pas imposer un sens universel à tout objet qui l’alimente. La définition n’annule pas l’interprétation. Le fait qu’un projet soit concluant ou non ne relève pas du style qui est l’efflorescence du temps. Il découle plutôt de l’inscription du signifiant espace qui se transmet comme la langue, de générations en générations, sous la trace mnésique de l’objet que l’on croit retrouvé.

Le déconstructivisme, qui passe pour un style, n’est en réalité que la continuité du discours de la science, dans un état où le sujet est en crise, où la limite se retrouve poussée à son extrême. Jusqu’où peut-on aller?

L’architecture classique et déconstructiviste ne font pas partie du même discours. Le savoir n’est plus à la même place. Les architectes aujourd’hui essaient de le déplacer au-delà de la science pour récupérer la marque du sujet sans céder sur l’efficacité ou la statistique. Ils se bornent et se contraignent à répondre à des exigences empiriques sans les assujettir à l’architecture. Ils ne franchissent pas cette frontière qui unifie le savoir avec la perception. L’architecture, s’il y en a, n’est plus la cause du savoir mais son effet.

Le discours du maître ne garantit pas une architecture exceptionnelle ou poétique, mais il impose sans penser et il est lisible. Les bâtiments doivent être découverts un à un. Leur qualité dépend de chaque architecte et de celui qui en fait l’expérience puisque la vérité (i.e. la fiction qui fait tenir le fantasme) repose sur le sujet, le maître, l’auteur, l’architecte et, ce qui est rarement admis, sur son savoir inconscient.

Cela pose la question suivante : La science peut-elle enfanter l’architecture?

Non. Les ordinateurs et les études statistiques n’ont jamais, sans l’apport du sujet, produit de l’architecture.

Le déconstructivisme, en tant que savoir fragmenté, s’écrit à l’infini. C’est une chaîne signifiante, une série de plans qui s’additionnent sans former corps puisqu’il n’y a pas de centre ni de coupure qui introduisent un axe, un plan de symétrie ou une répétition parallèle concerté. Cette particularité d’ouverture et de fluidité illustrée par des dessins représentant de tels espaces saisit l’imaginaire de certains architectes qui ne savent en tirer les conséquences de leur spatialisation. L’organisation structurelle d’un bâtiment coule, se plie, se déploie mais échoue à se coaguler en un imaginaire spatial, structuré comme un langage. Le symbolique, les mots et les intentions artistiques s’y substituent mais ne peuvent, par leur usage forcé, faire tenir les volumes.


Z. HADID - The Peak, HongKong - 1983


Z. HADID - Station de pompier Vitra, Allemagne - 1993


Lorsque Zaha Hadid remporte le concours pour le projet du Peak à Hong Kong en 1983, elle déclare que l’architecture, pour être révolutionnaire, doit pousser les limites de l’ingénierie, soit de la science. Elle conçoit des volumes en équilibre au bout d’une falaise surplombant la ville, genre de gratte-ciel horizontal. En 1993, elle construit un de ses premiers bâtiments, la station de pompier Vitra (maintenant recyclée en centre d’exposition) à Weil am Rhein en Allemagne que j’ai visitée en 2002. Sorte de curiosité architecturale tirée d’un rêve, dire que c’est une station de pompier pose une énigme plus qu’une vérité. L’effet tectonique du verre et du béton ancre le bâtiment et lui donne une présence assurée. Cependant, de son volume, il est difficile d’en conserver une impression reconstructible. Ce bâtiment m’apparaît comme la persévérance de transgresser le réel afin d’imposer une idée non médiatisée par le retour de son effet. C’est un fantasme réalisé à une échelle qui tue le fantasme d’origine. L’usage de ces espaces, à long terme, ne tient pas face au principe de réalité. Je pose que ce volume refoule peu et qu’en contrepartie, il offre peu comme retour du refoulé. Il est étrange et demeure étranger, étranger à toute culture qui tente de faire lien social, mais il est tout à fait remarquable comme délire où il demeure toujours ex-centrique, c’est-à-dire hors centre. Il n’offre aucune place au sujet.


D. LIBESKIND - City edge, Berlin - 1987

D. LIBESKIND - Félix Nussbaum Haus - 1998


City Edge :

“The Throw: Child’s Play. Children’s Day Facility. Reorienting the site towards its own play of place. A child’s hope as a way of knowing and ordering the site across lines which cut themselves off from the web. Paths across and out of the block. Buildings whose vectors emerge, criss-cross and roll on the ground.”

« La lancée : Jeux d’enfants. Maternelle. Réorienter le site vers son propre jeu d’espace. L’espoir d’un enfant comme façon de s’approprier et découvrir le terrain par un réseau de lignes au-delà du contexte. Des sentiers à travers et hors de l’îlot. Des bâtiments dont les vecteurs émergent, s’entrecoupent et rasent le sol. » Daniel Libeskind

Félix Nussbaum Haus :

“The different components of the new complex are seen as connecting and composing an integral structure while at the same time exposing a permanent horizon of disconnection which paradoxically links significant places to the town; substantial points of history to spatial memory. The new building, therefore, does not seek to dominate as a new form, but rather retreats to form a background of hope for the existing Historical Museum and the Villa containing the folk art collection.”

« Les différentes composantes du nouveau complexe créent une connexion et une structure intégrale tout en révélant une discontinuité permanente qui paradoxalement relie des places significatives à la ville, des points importants de l’histoire à la mémoire spatiale. Le nouveau bâtiment, dans cette perspective, ne cherche pas à s’imposer comme forme nouvelle, mais plutôt à créer une toile de fond comme un espoir pour le Musée d’Histoire existant et la Villa abritant la collection d’art populaire. » Daniel Libeskind

Ces deux bâtiments de Libeskind présentent une réalité autre que ce qu’il en dit, car le dire conscient se réduit, à la limite, à un exercice de suggestion. Le mode d’emploi fourni n’est pas une interprétation. Un tel témoignage ne pourrait vraisemblablement être recueilli d’une expérience réelle et n’aurait pas préséance sur toute autre interprétation. Ce qui est vrai n’est pas là où on l’indique, où on le commande. Les idées imposées, i.e. le discours construit avant le bâtiment, masquent la vérité qui parle. La vérité peut se faire entendre plus clairement de ceux qui, de ce musée, n’en savent rien. Dire que Libeskind est l’auteur et qu’il s’agit d’un musée, et de surcroît pour la diffusion d’œuvres d’un peintre juif exterminé dans les camps de concentration, n’est pas obligé. Cette information n’est pas nécessaire mais possible. Son usage précipite la formation d’un imaginaire qui devient instable s’il ne se noue pas au réel. L’architecture ne peut pas tenir, à long terme, par la seule force de la suggestion. À elle seule, la suggestion ne fait pas exister un bâtiment, mais s’il est bon, elle s’en justifie.

Or Daniel Libeskind construit deux narratifs, l’un pour la maternelle (City Edge), l’autre pour le Musée Félix Nussbaum. Pour à peu près la même forme en plan, il crée une histoire pour rattacher la demande de son client à son désir inconscient qu’il s’obsède à reproduire sans faire de concessions. Libeskind présente ses projets comme la réponse qui fait sens à la demande qui lui est adressée. Le client a demandé un musée et non pas une piscine, mais cette forme n’est pas la cause de cette demande. En concevant ce projet, Libeskind assouvi un autre fantasme. La forme donnée à un objet créé est aussi donnée pour satisfaire à un désir latent qui n’est pas consciemment reconnu. Libeskind relie la conception de son œuvre à une théorie qu’il fabrique. Il ne pense pas inconsciemment le musée juif en hommage à Félix Nussbaum à Osnabrück. Ce signifiant n’est qu’une articulation consciente, une coquille qui refoule et qui ne sera jamais contestée puisqu’elle forme la demande du projet.

C’est dans la répétition que Libeskind construit son savoir qui peut ou non nous être accessible et nous toucher. L’artiste, c’est celui qui nous parle dans ce qu’il fait. Ceci a très peu à voir avec la fonction d’un bâtiment. La fonction et l’usage gèrent le symbolique et non l’imaginaire. L’architecture, comme processus de sublimation, demeure un art en deçà du symbolique et de la théorie. Pour saisir le sens d’une œuvre, on ne peut se fier qu’aux associations libres et spontanées qui se présentent à nous. Le savoir se construit des résidus et des fragments signifiants qui se rassemblent d’une manière inattendue mais toujours structurée. C’est cette structure qui doit être géométrique pour devenir architecturale. C’est dans l’évocation imaginaire où l’architecture se tient. Plus fondamentalement, c’est dans la permanence de la trace psychique qu’un bâtiment existe et subsiste. C’est par déplacement métonymique que l’inconscient se manifeste et cause la production d’un objet, objet qu’on dit artistique puisque efficace et reconnu, et dont l’architecture est une des voies pour sa transmission sociale et culturelle.

Libeskind peut concevoir une maternelle, un musée ou le World Trade Center à New York et toujours répondre, moyennant quelques adaptations, à partir du même symptôme. Ce symptôme sera toujours voilé par la théorie qu’il formule comme cause du projet et refoulement du sexuel. C’est pour cela qu’il ne faut jamais écouter les architectes mais aller voir ce qu’ils font.

PL (9-12-2003)