La crise du travail ou la démission du sujet
Martin Pigeon

Exposé présenté au Colloque "Les crises humaines", en novembre 1998.

 

Je me suis demandé, avec l’optique de ce colloque, quelle est la “ crise humaine ” la plus fréquente parmi celles dont je suis témoin. Témoin dans ma pratique d’analyste ; témoin dans mon travail d’intervenant dans un “ service d’intervention en situation de crise ” ; témoin en tant que membre d’une école de psychanalyse ; témoin en tant que citoyen ; et finalement, en me prenant moi-même à témoin.

Un trait, m’est-il semblé, revient : la démission du sujet. Cette démission, je l’aborderai par le biais d’un défaut de travail du sujet.

Mais tout d’abord, qu’entendre par “ démission du sujet ” ?

Bien qu’au singulier – tout comme l’est le “ malaise ” dans la civilisation dont parle Freud –, cette démission prend de multiples figures :

La morosité subjective (dépression, burn out…).

Le désabusement. “ Les jeunes se suicident, entend-on souvent, parce qu’ils sont désabusés face à ce que leur avenir leur réserve. ” Je suis loin d’être persuadé que cette généralisation soit juste, cette position n’est qu’une manière d’éviter la question de ce qui peut amener un jeune à désirer mourir. Soulignons toutefois que le suicide peut être le passage à l’acte de cette démission du sujet.

Les maladies du corps qui ne cessent d’apparaître, malgré le confort matériel et les connaissances médicales de notre société, ne doivent pas être sans lien avec la démission du sujet.

L’horreur de l’acte. Ici, la politique de la belle âme règne : “ c’est à cause de l’autre ” (de mon frère, de mon patron, du gouvernement, d’un dérèglement hormonal…). Je tombe sur le trottoir en marchant, j’actionne la ville ! Cet horreur se traduit également par l’incapacité à décider, à trancher, à poser des actes qui portent à conséquences.

Le chômage peut aussi être un effet de la démission du sujet, mais pas l’inverse. 

Pas besoin de poursuivre la liste.

Bref, la non-responsabilité du sujet fait de plus en plus lien social. Ainsi observe-t-on dans le champ social un discours contradictoire : à la fois vouloir rendre les gens “ autonomes ” et à la fois pratiquer une politique de la prise en charge. Il s’agit, dans les discours ambiants, d’une évacuation de la dimension éthique du sujet. En d’autres termes, c’est ni plus ni moins la dignité humaine qui est ravalée. 

Je situe donc la démission du sujet au lieu où le travail que nécessite l’assomption de sa position subjective fait défaut.  

Reste maintenant à définir ce sur quoi se fonde ce travail.

Première précision, le travail ne se réduit pas à ce que l’on appelle l’emploi. La notion d’emploi relève d’un discours économique, largement récupéré par le discours politique (“ créer des jobs ”!), qui relève d’un calcul : nombre d’emplois créés, taux de chômage...

La dimension du travail que je cherche ici à mettre en relief est celle qui concerne la subjectivité : la réalisation subjective procède d’un travail, travail qui n’a rien de naturel.

Le travail est ainsi présent partout où la subjectivité est en jeu : l’amour, l’activité professionnelle, l’éducation, la cure analytique… Le travail du sujet n’a rien à voir avec ce que j’appellerais le travail moïque, c’est-à-dire un travail qui relève de l’utile, un travail fait du lieu de la représentation que l’on a de soi. 

Comme la cure analytique est le lieu par excellence où est mis en jeu la subjectivité, elle peut nous enseigner sur le statut et les enjeux du travail. 

Pouvons-nous ensuite généraliser, à l’extérieur de la cure, ce que nous enseigne l’expérience analytique quant au travail ? Ou, plus modestement, l’expérience analytique peut-elle offrir au champ social un mode de lecture des crises humaines touchant à la question du travail du sujet ? 

* 

“ Ce qui est refusé au symbolique fait retour dans le réel ”, nous dit Lacan. Je traduis maintenant cette formule – qui est d’une justesse clinique inébranlable – sur le plan du travail : ce qui n’est pas mis au travail par le sujet fait retour dans le réel. Traduit autrement : le sujet se produit dans sa parole en tant qu’il met au travail le réel qu’il rencontre, en tant qu’il affronte la jouissance à sa cause signifiante. Ou encore : le sujet advient de la lecture qu’il fait du réel qui le happe.

Les diverses figures de la démission du sujet citées plus-haut illustrent ce retour dans le réel. 

Mais, l’expérience nous le montre bien, ce travail est exigeant. La paresse et la fatigue prennent facilement le dessus sur le travail. Freud nomme ce défaut de travail inhibition. Notion qu’il décrit comme une limitation de la fonction du Ich (terme allemand pouvant se traduire par “ moi ” ou “ je ” ; le contexte du texte semble indiquer qu’il est question du “ je ”) ; limitation qui répond à un retrait de l’investissement libidinal ou encore, à un surinvestissement libidinal sur le corps. Pour le dire avec un concept lacanien : le défaut de travail est lié à la jouissance. Je me rappelle ainsi, lorsque je rédigeais mon mémoire de maîtrise – tâche qui m’était difficile à cette époque – la fréquence avec laquelle je prenais des pauses… de paresse. Je jouais alors aux dés. Je pouvais ainsi passer un temps fou à ce jeu. Bref, je m’enlisais dans une jouissance morbide – jouissance sans savoir – plutôt que de me mettre au travail.

Nombre de crises humaines ne sont-elles pas le résultat d’une fixion à une jouissance qui n’est pas à mise au travail par le sujet ?

Pour Freud, la mise au travail du sujet n’est rien de moins qu’un “ travail de civilisation ” qu’il énonce par son célèbre impératif éthique : Wo Es war, Soll Ich werden

Plusieurs questions se posent. Qu’est-ce qui freine tant la mise au travail ? Qu’est-ce qu’elle implique pour le sujet ? Quelles sont les conditions qui la favorisent ?

L’expérience analytique nous enseigne que tant que la cause du désir n’est pas abordée, il n’y a pas de mise au travail possible. Cet abord procède d’un repérage, d’une lecture – cliniquement, à partir des trois registres de la manifestation subjective de l’être : symptôme, inhibition et angoisse. Cette lecture nécessite l’appui de ce que Lacan à appeler la structure ; il n’y a pas le choix, à moins de faire une lecture psychologique, sociologique, politique ou à moins de ne pas prendre au sérieux la découverte freudienne. 

“ Si nous jetons un cristal par terre, il se brise, mais pas n’importe comment, il se casse suivant ses directions de clivage en des morceaux dont la délimitation, bien qu’invisible, était cependant déterminée à l’avance par la structure du cristal. ”[i]  

La structure qui intéresse la psychanalyse est celle de la subjectivité. Elle est liée au langage mais ne s’y réduit pas. Plus exactement, la structure c’est le réel que le langage recèle.

Le travail du sujet a la subjectivité comme étoffe, subjectivité qui se fonde d’une logique que Freud a découvert et que Lacan a articulé par le biais de la structure.

L’inconscient, disait Freud, est un travailleur infatigable ; en d’autres termes, l’inconscient ne cesse de représenter le sujet par un signifiant auprès d’un autre signifiant. Toutefois, le travail de l’inconscient ne recouvre pas le travail du sujet. Reconnaître et assumer sa responsabilité de sujet des effets de l’articulation signifiante relève d’un travail, celui du sujet. Ce travail se fonde aussi d’une logique.  

La structure est cette logique discrète, présente dès qu’il y a langage, donc lien social. Tout fait de discours – qu’il soit économique, politique, scientifique... – procède de la structure, mais seule la psychanalyse (le discours analytique) a su en articuler ses arêtes.

Lire ce qui fait crise dans ces faits de discours sans prendre en compte la structure – sans, par exemple, tenir compte de ce simple fait : nous sommes sujets de la structure et non l’inverse ; ou encore qu’il est impossible de s’exclure du fait de discours que l’on veut lire – n’est pas sans accentuer cette même crise. Autrement dit, s’appuyer sur l’idée que l’on peut échapper à la structure et s’extraire de ses effets, peut conduire aux pires atrocités et barbaries, telles que malheureusement le XXe siècle nous en donne la preuve. Fonder un discours, par exemple le discours de la mondialisation – ou plutôt, la toutalisation –, sur l’élimination du reste est une idée qui va à l’encontre de la structure. La structure nous enseigne essentiellement qu’il y a toujours un reste qui résiste au signifiant : l’objet a. “ L’objet a est la vérité de la structure ”.[ii] Un discours qui s’appuie sur l’élimination de ce reste écrase l’espace du désir ; condition qui favorise la démission du sujet.

Il est donc demandé, minimalement, à celui ou celle qui veut lire une crise humaine de “ s’éprouver assujetti ”[iii] à la structure. Éviter de s’éprouver assujetti à la structure – ne rien vouloir en savoir – est sans doute l’une des principales causes de la crise du travail. S’éprouver assujetti à la structure ne veut pas dire “ être conscient de la structure ”, position qui ne fait que démentir la structure de l’inconscient, mais plutôt d’être responsable de ses effets, malgré que ceux-ci puissent dépasser le sujet. 

Pour aborder la question du travail, il suffit de suivre le fil de la structure ! 

À quoi répond le travail ? Le travail serait-il apparu pour que l’homme puisse faire face aux forces de la nature ? Il semble bien que non. Non qu’il n’y ait pas eu d’efforts physiques à déployer pour que l’homme survive, mais ces efforts ne relèvent pas du travail. Des recherches anthropologiques soulignent bien que l’effort que nécessite la satisfaction des besoins n’est pas du même ordre que le travail. “ Les Trobriandais travaillent guidés par des mobiles fort complexes, où interviennent la société et la tradition ; ses objectifs réels n’ont absolument rien à voir avec la satisfaction des besoins présents ou la réalisation immédiate de projets utilitaires. C’est ainsi que le travail ne se base pas sur la loi du moindre effort. Bien au contraire, beaucoup de temps et d’énergie sont consacrés à des tâches tout à fait superflues. ”[iv] Travailler en pure perte semble être un trait distinctif du travail – trait qui n’est pas sans faire écho à l’amour tel que Lacan le définit : faire don de ce que l’on a pas ! Le travail ne vise donc pas, essentiellement, à satisfaire les besoins. Autre Chose est visée. Cet Autre Chose ne serait-elle pas la jouissance ? Le travail ne serait-il pas une modalité de traitement de la jouissance ? 

Pour bien marquer cette différence fondamentale, je donne un autre exemple.

Quelle différence y a-t-il entre une société d’abeilles et une société humaine par rapport à la place qu’occupe le travail? Le signifiant. L’abeille, contrairement à l’homme, n’est pas assujettie à la structure signifiante ; ce qui fait qu’il n’y a pas de chômage chez les abeilles ! Chaque membre d’une société animale est instinctuellement assigné à une tâche, pas chez l’homme. Il n’y a que des hommes, c’est-à-dire des sujets parlants ou ce que Lacan appelait des parlêtres, pour imaginer qu’une fourmi devienne réfractaire à l’ordre de sa colonie (cf. le film Fourmi Z, qui commence avec cette scène où une fourmi se plaint sur un divan d’analyste !). Le travail du parlêtre n’est pas du même ordre que le travail du castor : un castor n’est pas un sujet représenté par un signifiant pour un autre signifiant. On ne retrouve pas, dans une même forêt, des maisons de castors qui diffèrent selon un style décoratif ou selon un type d’architecture ! Le produit des efforts d’un castor n’est pas un signifiant, il est le résultat attendu d’un savoir instinctuel ; il ne s’agit donc pas ici de travail. Autrement dit, le castor n’est pas un sujet (divisé) – ce qui ne l’empêche pas d’être un animal intelligent.

La place du travail chez l’homme dépasse donc son souci de survie (instinctuel ou moïque), il est plutôt à situer comme un avatar de la pulsion.

En raison de la structure, c’est-à-dire du fait que l’homme naisse dans un bain de langage, le savoir du sujet fait faille. Cette faille du savoir constitue la porte d’entrée, forcée, dans la structure. Pour le dire autrement, le lien social se fonde sur cette faille, et c’est à ce lieu précis que la subjectivité apparaît. C’est au lieu de cette faille que le sujet est appelé à prendre place et à répondre.

Prendre position, subjective nécessairement, au lieu de la faille du savoir fonde le travail du sujet.

D’où le lien entre la démission du sujet et le travail : le défaut de travail procède de la démission du sujet devant sa tâche de répondre à la faille du savoir. 

*  *

J’ai dit, plus haut, que le travail du sujet relève d’une logique. J’ajoute maintenant que cette logique est la même que celle qui est déployée dans la cure analytique. 

“ L’opacité subjective du symptôme ”[v], soit le défaut de travail, est généralement ce qui conduit un sujet en analyse. Il est fréquent de constater qu’un des effets principaux d’une analyse est de (re)mettre au travail l’analysant. Si la cure analytique offre les conditions de (re)mise au travail, qu’est-ce qui, dans son dispositif, oriente le sujet vers ce lieu ?

Une fois de plus, la référence à la structure, soit à la logique du trajet de la cure, nous aidera.

Du lieu de la structure, certaines conditions sont nécessaires afin que le sujet advienne, dont une, essentielle : le type de modalité du rapport à l’Autre. Lacan articule cette modalité par un mouvement ou une pulsation, procédant d’une torsion. Il s’agit de l’aliénation et la séparation.[vi]  

L’élément, sans doute, le plus important à retenir est que le lien qui s’établit entre le sujet et l’Autre, bien que circulaire, ne soit aucunement réciproque et symétrique. Ce fait est capital, ne s’agissant ici de rien de moins que du fondement du lien social. Lire le lien du sujet à l’Autre comme un rapport de symétrie relève d’une lecture qui évacue la structure de la subjectivité humaine ; lecture que l’on retrouve en éthologie, en psychologie, en éducation, et j’en passe... Supposer que la modalité du rapport à l’Autre soit réciproque sous-entend que l’Autre ait ce qui manque au sujet. Un exemple : “ S’il y avait plus de psychiatres évaluant qui sont les jeunes à risques et prescrivant la bonne médication, il y aurait moins de suicides chez les jeunes dans les Centres Jeunesse du Québec ”. C’est la principale conclusion à laquelle les “ experts ” arrivaient lors d’une émission radiophonique diffusée la semaine dernière, qui faisait suite à la sortie d’un rapport sur le suicide d’un jeune adolescent mort il y a un an dans un Centre Jeunesse.

L’Autre, pour le sujet, n’a pas le signifiant dernier venant répondre à la question de son identité. Cette réponse, ce travail, relève de sa responsabilité. Cela ne veut pas dire que l’Autre ne soit pas concerné. 

Entre le sujet et l’Autre, il y a une torsion qui ouvre l’espace de la subjectivité. Je reviens, brièvement, sur les deux temps qui scandent cette torsion.  

L’aliénation. Il s’agit de ce que j’ai appelé plus haut la porte d’entrée dans la structure, soit la faille du savoir qui frappe l’Autre et, par conséquent, le sujet. Le sujet, se fondant du lieu de l’Autre, est aliéné à cette faille du savoir qu’il rencontre chez l’Autre. L’aliénation dont il est ici question ne veut pas dire que le sujet est aliéné à l’Autre, mais à ce trait de structure que l’Autre manque. Le “ choix ” du sujet de puiser chez l’Autre le signifiant qui le représente implique une perte. 

Lacan désigne ce premier temps par ce qu’il nomme le vel, sorte de fonction discrète du signifiant qui voue le sujet à un choix forcé et à une perte irréductible, qu’il illustre par des exemples tels : La bourse ou la vie ! ; La liberté ou la vie !. Face à de telles alternatives, la perte est inévitable : choisir la bourse, c’est perdre les deux, la bourse et la vie, choisir la vie, c’est choisir la vie écornée de la bourse.

À l’entrée dans le langage, le sujet fait face à ce vel : L’être ou le sens ; aussitôt que le sujet se saisi comme sens, il disparaît, il “ apparaît comme aphanisis ”[vii]

Séparation. L’aliénation conduit le sujet à rencontrer le manque dans l’Autre, soit le désir de l’Autre. Rencontre qui met le sujet en mouvement ! Dans un deuxième temps, logique, le sujet se sépare (ici Lacan joue de l’étymologie de ce verbe : “ se parer ”, “ s’engendrer ”) de l’Autre et entre dans l’articulation signifiante. Cette inscription signifiante a pour conséquences : 1) d’impossibiliser le rapport (de complétude, d’unification) à l’Autre ; 2) la production d’un objet hors-signifiant, l’objet a cause du désir. 

Le traitement que fera le sujet de cet objet qui excède l’articulation signifiante (on peut pratiquement parler ici d’un “ choix du sujet ”) fonde la modalité du rapport au travail du sujet.

À l’inconnu du désir de l’Autre qui est en jeu dans le temps de la séparation, le sujet a à répondre, là se situe son travail ! 

* 

Il semble bien que la quatripode logique que Lacan élabore dans ses séminaires La logique du fantasme (1966-67) et L’acte analytique (1967-68), et qui sert de fil rouge pour ce colloque, soit l’écriture de la mise à l’épreuve dans la cure analytique des deux temps logiques de la “ causation du sujet ” dont je viens d’esquisser les grands traits. En se servant de ce quatripode, que pouvons-nous y lire quant à la question du travail ? 

Ce quatripode interroge le statut et les rapports qu’entretiennent deux lieux traditionnellement abordés en philosophie et cliniquement incontournables dans la pratique analytique : l’être et la pensée.

Lacan part de ce qu’il considère être la condition historique de l’avènement de la psychanalyse : la science moderne inaugurée par l’acte du cogito de Descartes.

Avant Descartes, il n’y avait pas la discursivité nécessaire pour que l’expérience de l’inconscient fasse discours ; la philosophie élevait la pensée au rang d’être. Descartes opère un renversement, “ au rapport de la pensée et de l’être, il substitue purement et simplement l’instauration de l’être du Je ”.[viii] Par l’évacuation de la vérité comme cause de la subjectivité, le cogito ouvre les portes à la science moderne (objectivation de l’objet étudié).

La psychanalyse sera la réponse du rejet de la dimension subjective de la science.

Second renversement : la réponse freudienne opère une négation sur la faille produit par Descartes. 

Le cogito cartésien est sans doute le “ meilleur envers de l’inconscient ”, dit Lacan. En ayant recourt à une négation (qui rappelle le vel de l’aliénation), il propose une traduction du cogito qui n’évacue pas la dimension subjective : “ou je ne pense pas ou je ne suis pas ”. Tel est le point de départ du quatripode (en haut à droite). C’est de ce lieu de rupture entre la pensée et l’être que s’oriente la psychanalyse.  

Ce point de départ, qui est l’effet que l’Autre soit assujetti à la structure, porte à conséquence pour le sujet. Cela s’écrit, sur la quatripode, par trois opérations (vecteurs horizontal, vertical et diagonal) et trois places (que désignent les vecteurs).

Le vel aliénant de ce ou je ne pense pas ou je ne suis pas induit un choix forcé : le manque à penser. À partir du moment où l’être est interrogé par le biais du “ je ”, c’est-à-dire dès qu’il y a langage, le sujet emprunte la voie de la pensée, ce qui ne fait que le conduire aux lieux où la pensée et le “ je ” se rompent. D’où l’instauration freudienne de l’association libre.

Ce qui se perd de cette aliénation est désigné par l’opération de vérité : perte d’être. Freud a nommé ce lieu de vérité, l’inconscient : lieu d’une pensée (pensées du rêve, par exemple) où l’être du “ je ” s’absente (“ je ne suis pas ”).

De cette division entre l’être (“ je ne pense pas ”) et la pensée (“ je ne suis pas ”), dont le sujet est l’effet, surgit : l’objet a, produit par le défaut de la pensée ; -j (moins phi), perte d’être, symbole en moins qui impossibilise la signification à “ couvrir ce qu’il en est du sexe ”[ix]

De structure, l’Autre n’a pas pour le sujet la réponse à la question de son existence, celui-ci doit répondre, il n’a pas le choix. Il a toutefois le choix quant à sa réponse. Du lieu du manque à penser, le sujet peut s’appuyer sur ce manque (voie éthique du désir), ou bien, il peut combler ce manque (par des objets-bouchons, par exemple, la médication) ou le voiler imaginairement. 

Ne pouvons-nous pas maintenant, à l’aide du quatripode, définir le travail analytique par l’affrontement pour le sujet de la perte d’être du lieu du manque à penser ?

Oui, mais comment ?

C’est ici que s’introduit la troisième opération du quatripode : le transfert.

Je rappelle que Lacan aborde la question du transfert par le biais du savoir, plus exactement par la fonction du sujet supposé savoir.

Autre rappel fort simple : dans une cure analytique il y a un analysant, c’est-à-dire un sujet travaillant, et un analyste situé en position d’Autre. Si il y a torsion dans le rapport entre le sujet et l’Autre, il doit également y en avoir une entre l’analysant (transfert) et l’analyste (désir de l’analyste).

La question qui nous occupe ici est la suivante : quelle fonction occupe le transfert dans la mise au travail du sujet. Rappelons-nous de ce que disait Freud du transfert, il est le meilleur allié de la cure mais aussi ce qui fait résistance au travail analytique : quand le sujet suppose que l’Autre lui pense (panse) sa perte d’être, quand il lui suppose un savoir sur sa douleur d’exister, l’amour (de transfert) apparaît et la mise au travail du sujet disparaît.

La question du transfert revient ainsi à celle de son maniement.

“ Que veut dire l’analyse du transfert ? Si elle veut dire quelque chose, elle ne peut être que ceci : l’élimination de ce sujet supposé avoir. Il n’y a pas pour l’analyse, il n’y a pas, bien moins encore pour l’analyste, nulle part – et là est la nouveauté – de sujet supposé savoir. Il n’y a que ce qui résiste à l’opération du savoir faisant le sujet, à savoir ce résidu qu’on peut appeler la vérité. ”[x]

Le travail analytique, le travail tout court, c’est-à-dire le travail du sujet, procède de l’évidement de l’Autre du transfert, de la destitution du sujet supposé savoir. Il y a passage (passe ?) du sujet supposé savoir au savoir supposé sujet. Ainsi, du lieu du transfert, l’affrontement de la perte d’être par le manque à penser évide l’Autre jusqu’à un point irréductible que Lacan appelle l’objet a. a étant le nom de ce qui résiste au savoir. Cette nomination, cette construction, n’est rendue possible que lorsque cet objet ne vient plus faire bouchon à cette faille du savoir dont est effet le sujet.

Dois-je rappeler que la vérité de la destitution du sujet supposé savoir ne se réalise que de sa mise à l’épreuve, que de son expérience. D’où le problème que pose à la psychanalyse la question de sa transmission. 

La question des conditions de mise au travail, posée plus-haut, se précise : quelles sont les conditions de l’élimination du sujet supposé savoir ? 

*  *

En guise de réponse à cette dernière question, deux “ recommandations ”. Mais tout d’abord ces deux constats :

Le sujet n’advient pas sans l’Autre.

Le sujet ne se met pas au travail sans L’Autre.

Il est étonnant qu’il faille faire un si long détour pour en arriver à des constats si simples ; mais peut-être que sans ce détour, ces faits ne nous apparaîtraient pas aussi évidents – “ l’évidence relève de l’évidemment ”, rappelait Lacan. 

Les recommandations.

D’une part : supposer du sujet.

On parle généralement du savoir qui est supposé par le sujet à l’Autre du transfert, mais on oublie peut-être que celui qui est en position d’Autre, l’analyste par exemple, doit supposer du sujet. Cette supposition implique de considérer le sujet responsable de sa position. Ce qui va radicalement à l’encontre d’une politique de prise en charge.  

D’autre part : répondre du lieu de l’Autre ne veut pas dire s’identifier à cet Autre. La nuance est cruciale. Cela veut dire que la personne qui, pour un sujet, occupe la place de l’Autre n’a pas à forcer la mise en place de la fonction du sujet supposé savoir. Alimenter cette mise en place, plutôt que de la supporter, revient à court-circuiter l’élimination du sujet supposé savoir, soit la condition de la mise au travail.

Autrement dit, le “ forçage ” du sujet supposé savoir, ou encore sa non-mise en place, favorisent ce que j’ai appelé la démission du sujet. 

Ces recommandations s’adressent à toute personne mis en position d’Autre pour un sujet. Cela ne concerne pas que les analystes ou les “ psy ” (au sens large), mais aussi bien les éducateurs, enseignants, travailleurs sociaux, intervenants en “ santé mentale ”; bref, toute personne mis en position de favoriser une mise au travail pour un sujet. La différence porte seulement sur la modalité de réponse qui est propre à chacun de ces lieux.



[i] Sigmund Freud, “ La décomposition de la personnalité psychique ”, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse), Paris, folio, 1984, p. 82.

[ii] Jacques Lacan, La logique du fantasme, séminaire inédit, séance du 18/01/67.

[iii] Id., “ Position de l’inconscient ”, in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 834.

[iv] Cité par Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Aubier, 1995, p. 34.

[v] Jacques Lacan, La logique du fantasme, séance du 22/02/67.

[vi] À propos de l’aliénation et la séparation : “ Position de l’inconscient ”, op. Cit. ; et les dernières séances du séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Seuil, 1973.

[vii] Id., Les quatre concepts..., op. Cit. P. 191.

[viii] Id., La logique du fantasme, séance du 11/01/67.

[ix] Ibidem

[x] Id., L’acte psychanalytique, séminaire inédit, séance du 29/11/67.