L’éthique du Bien-dire Le parlêtre
n’aspire qu’au bien, d’où il s’enfonce toujours dans le pire. (Lacan[i]) Le Désir
est l’essence de l’homme. (Spinoza[ii]) I
- Préambule L’éthique,
de toujours, se réfère à la question du Bien et à ses conditions d’accès.
Elle interroge les limites à l’intérieur desquelles peut être jugée
bonne une action ainsi que la raison qui préside à ce jugement. Mais
qu’entend-t-on par Bien ? La
position de Kant demeure sans doute encore celle qui illustre le mieux
le statut qui est accordé au Bien : Agis de telle sorte que la maxime
de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une
législation universelle[iii].
Est bien ce qui peut l’être pour tous. L’universalité
du Bien pose problème lorsque cet idéal ne parvient pas à être partagé
de tous les membres de la société. L’histoire nous montre que ces derniers
– à moins d’en être exclus, et les lieux d’exclusion ne manquent pas,
comme l’a montré Foucault – sont forcés d’accepter le Bien, c’est-à-dire
de renoncer à la réalisation de leur désir. Forcés par certains discours
et ses effets : fascisme, capitalisme (société de consommation de biens),
idéologies modernes (de gauche ou de droite), etc. Actuellement,
l’universalité du Bien relève du discours de la science. Le Bien est
maintenant prouvé scientifiquement et ce, grâce au réel que la science
arrive à cerner et à objectiver. Ce qui fait figure de Bien pour les
gens de Hong Kong l’est donc aussi pour ceux de Chibougamau ! À l’heure
de la globalisation, à l’heure où nous pouvons “ communiquer ”
avec le monde entier tout en restant assis devant notre écran cathodique,
s’amenuise la différence. Plus les moyens de communication se perfectionnnent,
moins, dirait-on, la parole a de portée ! Plus la science se développe,
moins il y a de prise de risque (sinon calculée, ainsi vend-on de l’assurance),
moins il y a d’affrontement face à “ l’être-pour-la-mort ”
(sinon par le biais d’une identification imaginaire, que ce soit à un
Jacques Villeneuve, à un intellectuel engagé...) ; bref, plus les lieux
potentiellement subjectivants diminuent. Ce que disait Lacan à propos
du lieu d’appui de la science ne cesse de se démontrer : la forclusion
de la subjectivité et de la vérité comme cause. La
psychanalyse rappelle que plus le particulier du désir du sujet est
rejeté, plus celui-ci refait retour violemment dans le Réel : que ce
soit le réel des guerres ethniques, le réel de la famine, le réel des
maladies du corps, le réel de la désubjectivation frappant tant d’individus,
pourtant souvent bien nantis en matière de Bien ! Voilà
pourquoi le psychanalyste doit prendre parole dans la cité et
ne pas limiter son éthique aux cures qu’il mène : c’est le “ travail
de civilisation ” auquel Freud le conviait.[iv] Sur
quoi se fonde le particulier du désir humain ? Sur
ce qui résiste à l’universalisation. Pas-tout du Réel parvient à être
objectivé. Ce qui y échappe ne peut être abordé que sous sa forme négative,
que par le biais de son défaut : ce lieu, Freud l’avait situé comme
au-delà du principe de plaisir, Lacan l’a nommé jouissance. Il
s’avère que dans le champ humain la jouissance soit interdite, qu’il
y ait toujours quelque chose qui y fasse barrière. Toute approche de
la jouissance, qu’elle soit réelle ou seulement imaginée, se solde par
un accroissement de son interdiction : phénomène qui conduit Freud à
parler de surmoi, de masochisme moral, de réaction thérapeutique négative,
etc. Le
lieu de la jouissance concentre ainsi le paradoxe sur lequel la subjectivité
s’appuie : renoncer à la jouissance pour y avoir accès autrement, par
le biais du désir. La jouissance est en quelque sorte le Bien que l’on
paie pour réaliser son désir[v]–
renoncement et réalisation qui ne se font pas sans heurts pour le sujet.
Mais
la rencontre de ce lieu inspire la trouille : l’“ horreur ”[vi]
du trou et de la béance du signifiant, lieu où peut advenir l’acte.
On
parle ainsi d’angoisse de castration, au niveau du sujet. Mais au niveau
collectif, n’est-ce pas sur ce lieu que bute le plus souvent le lien
social, qu’apparaissent
les effets imaginaires du groupe (jalousie, rivalité...), ou encore,
qu’à défaut de réponse à la question que ce lieu pose, l’on fasse appel
à des “ comités d’éthique ” ?
Wo
Es war, soll Ich werden. Tel est l’impératif
éthique freudien. Un par un, chaque sujet est appelé à répondre
de lui-même à cette rencontre : un Je doit advenir à ce lieu pour le
sujet. Ce
lieu “ horrifiant ” est à l’origine de la loi morale – telle
est la thèse de Freud. Par le mythe qu’il construit dans Totem et
tabou[vii]et
qu’il maintiendra jusqu’à la fin de sa vie, Freud situe la source de
ce qui noue le lien social au lieu d’un crime : le meurtre du père primitif
et tyrannique privant les fils de jouir des femmes. Après que les fils
eurent tué le père, ce dernier fut élevé au rang d’Idéal (au rang de
signifiant totémique), liant, par l’amour voué à cet Idéal et voilant
par le fait même la haine qui y préexistait, la communauté des frères
(avec, bien sûr, les effets imaginaires qu’une telle fraternité implique).
Par conséquent : - Un crime, perpétué sur le père, fonde la Loi. -
Le père mort impossibilise la jouissance (contraire-ment au père
du mythe oedipien) et l’élève au rang d’interdit. -
Le lien social repose sur la nécessaire exclusion du père. Le
retour de ce qui a été rejeté par un certain discours promouvant une
éthique s’appuyant sur le Bien (rejetant la prise en compte du désir
et de la jouissance) a donné naissance, c’est l’hypothèse que soutient
Lacan, à la psychanalyse. Ce dont témoigne l’expérience analytique,
c’est qu’il n’y a pas de Bien : l’objet pouvant procurer ce Bien au
sujet est foncièrement perdu. Ou encore : nul Bien sans Mal ; l’amour
du prochain, figure du Bien par excellence, s’appuie sur le meurtre
du père, figure de méchanceté. Bien et Mal, amour et haine, entretiennent
un rapport continu (ambivalent, dit-on) comme l’est le recto et le verso
d’une bande de Mœbius. D’où le recul de Freud devant le commandement
Tu aimeras ton prochain comme toi-même, commandement qui implique
donc une haine et une cruauté du prochain.[viii]
Ne pas reconnaître ce fait (lire la citation de la note précédente)
produit des effets dans le Réel : alimenter le travail silencieux de
la pulsion de mort, par exemple. L’expérience
psychanalytique propose une éthique du sujet qui repose sur une perte
de jouissance et qui est centré par l’objet cause du désir ; ce qui,
nous le verrons plus loin, relève d’une topologie. II
- L’éthique relève du discours Toute éthique vise un ordre définissant une norme de conduite. Cette
norme se réfère au savoir qu’implique le discours dans lequel elle s’inscrit. Arrêtons-nous
à deux discours dont l’un est l’envers de l’autre : le discours du maître
et le discours analytique.[ix] 1)
Déontologie ou la politique du Bien Ce
qui fait actuellement office de discours du maître (discours dominant),
en occident du moins, s’approche de l’interpénétration de deux discours
: scientifique et capitaliste. De ce nouveau discours du maître découle
une position morale qui prend la figure de la déontologie (“ doctrine
de ce qu’il convient de faire ”, selon l’étymologie). La
déontologie se présente sous diverses formes : que l’on pense aux multiples
codes de déontologie et aux différentes réglementations qui en sont
issues ; ou encore à tout ce qu’endosse l’expression politically
correct. La déontologie relève d’une politique
du Bien. N’est-ce
pas pourtant, également, au domaine du Bien que fait appel le psychanalyste
lorsqu’il reçoit son analysant qui a mal et qui cherche à être bien
? Mais comme j’ai commencé à le souligner plus haut, la question du
Bien est ambiguë. Ce que montre la clinique, par exemple, c’est que
l’Homme ne veut pas le Bien. Le Bien qu’il ne veut pas est un Bien que
le discours dominant ravale au rang de besoin (le marché de consommation
en est peuplé). C’est un Bien qui se situe au niveau d’un principe de
plaisir qui ignorerait qu’il y a un au-delà à ce principe : satisfaire
le sujet en manque de Bien et ainsi réduire son “ stress ”.
On
repère rapidement ce que la déontologie évacue : l’ordre du désir, c’est-à-dire
ce qui échappe à la demande, à ce qui se transforme du besoin lorsqu’il
s’introduit dans le langage. En réduisant le désir au besoin, le discours
dominant, malgré les économies qu’il fait (il est beaucoup plus “ facile ”
de gérer le collectif au niveau du besoin, ce qu’a bien compris la bureaucratie),
ouvre toute grande la porte à la pulsion de mort, soit à ce qui fait
retour dans le Réel de ne pas avoir été reconnu au niveau du particulier
(singularité du sujet). D’où
provient ce statut du Bien et qu’est-ce qui, dans le discours dominant,
loge le Bien au rang de besoin ? Outre
ce penchant à naturaliser le Bien, donc à rejeter les conséquences de
l’ordre symbolique (réduire le langage à la communication, le corps
à l’organisme, le symptôme à un déficit, etc.), c’est surtout du statut
accordé à l’Autre qu’il s’agit. L’idée du Bien n’est possible qu’en
tant qu’elle est imposée de l’extérieur, celui-ci prenant pour le sujet
la consistance de l’Autre. C’est l’Autre qui veut le Bien du sujet,
voire, tel un impératif surmoïque, l’exige. D’où le fait que le Bien
soit facteur de politique et agent du pouvoir : “ disposer de ses
biens, c’est avoir le droit d’en priver les autres. ”[x]
Le Bien ne peut donc que faire barrière au désir. D’où la difficulté
du groupe (famille, état, église, armée, école de psychanalyse...) :
l’aliénation lui est inhérente, du moins lorsque le Bien est élevé au
rang d’Idéal – ce que Freud soulignait à propos de la foule quand les
individus la constituant mettent un seul et même objet à la place de
leur idéal du moi. Mais
l’aliénation n’est pas le seul effet. La position morale relevant d’une
politique du Bien occulte le manque, c’est-à-dire nie la castration.
En répondant à la demande qui est supposée à l’Autre (celui qui veut
le Bien), le sujet se voue à rechercher le Bien, soit à masquer le manque
de l’Autre. Le sujet se dévoue avec autant d’énergie à un Idéal (celui
de l’Autre) qu’il se dévoue à éviter l’angoisse liée au manque de l’Autre,
et cela pour une raison simple : le manque de l’Autre le renvoie à son
propre manque. Ainsi, peut-il disparaître sous l’anonymat (cf. les différents
groupes anonymes : alcooliques anonymes, outre-mangeurs anonymes, etc.)
au nom d’un Idéal (qui semble souvent, dans ces groupes, s’appuyer sur
Dieu), afin d’occulter sa position subjective (reconnaître que le symptôme
est une maladie, par exemple, et non la réponse subjective à une question
qui lui échappe). La
déontologie, en faisant l’économie de l’angoisse liée au manque dans
l’Autre, soude solidement un lien social. Mais cette position n’est
pas sans prix à payer : culpabilité, issue de la non-reconnaissance
de l’impossibilité de répondre à la demande de l’Autre ; inhibition
face à l’acte ; désubjectivation, la dépression par exemple, etc.
Deux
remarques. Au
niveau du champ thérapeutique, la déontologie
peut se traduire par un vouloir-le-bien-du-patient. Compte tenu
des effets d’une telle position et du leurre qu’elle laisse planer,
ne conduit-elle pas à l’impuissance ceux et celles qui y œuvrent ? Je
pense, entre autres, aux travailleurs du champ de la santé mentale qui
sont mandatés à appliquer cette politique du Bien de l’Autre étatique
et qui sont quotidiennement confrontés à ses effets dévastateurs. Ces
effets ne le sont-ils pas doublement lorsque ces travailleurs ignorent
ce sur quoi s’appuie cette politique : tant pour eux – que l’on pense
à la fatigue que suscite leur impuissance (les dits “ burnouts ”),
impuissance du fait de penser possible la politique du Bien – que pour
les “ bénéficiaires ”, nomination qui rappelle la référence
au Bien que l’Autre daigne bien leur disposer ? La
deuxième remarque concerne le champ analytique, plus spécialement la
conception du transfert. Le transfert situe l’analyste au lieu de l’Autre.
S’il a à soutenir cette place, que lui suppose son analysant, il n’a
toutefois pas à répondre de ce lieu. Dans ce cas, en s’identifiant à
cet Autre, il entre lui aussi dans la politique du Bien et ne se situe
plus, par conséquent, au niveau du discours analytique. 2) Le discours
analytique convie au Bien-dire Il
arrive qu’un sujet se sente dépasser par certains événements et qu’il
se retrouve incapable de subjectiver la réalité, c’est-à-dire qu’il
soit impuissant à se faire représenter par un signifiant auprès d’un
autre signifiant. À ce moment, le plus souvent, il est figé, fixé :
en proie à l’angoisse, à un symptôme ou à une somatisation, voire encore
à un délire. Est alors atteint un point de non-clôture de l’ordre symbolique
(d’incomplétude), lieu par lequel œuvre la pulsion de mort – mais aussi
le désir. Quelle
réponse une psychanalyse peut-elle apporter face à cette pulsion de
mort ? Je
répondrai abruptement pour l’instant : ni une symbolisation dernière
venant donner sens à la position subjective du sujet (une analyse n’est
pas une herméneutique), ni une réactualisation d’un trauma antérieur
(une analyse n’est pas une catharsis). La pratique analytique (du moins
la pratique lacanienne) ne vise ni le symbolique, ni l’imaginaire, mais
le Réel :
du lieu où ça lui échappe le sujet est conduit à mettre en acte sa subjectivité.
La cure analytique, par le trajet discursif qu’elle fait faire, met
en place les conditions favorables afin que se produise une mobilité
subjective pour l’analysant et que puisse être posés des actes qui ne
soient pas que des passages à l’acte ou des acting out. L’analyse
vise le Réel, mais elle l’aborde par le biais de la parole. La
psychanalyse est une expérience fondée et centrée sur la parole, mais
cela n’est pas suffisant pour pointer la spécificité de sa pratique
(la visée du Réel). Il faut y ajouter ce que son dispositif favorise
: l’émergence d’un événement : le “ dire ”.
Toute parole n’est pas un dire, sans quoi toute parole serait
un événement, ce qui n’est pas le cas, sans ça on ne parlerait pas de
vaines paroles ! Un “ dire ” est de l’ordre de l’événement.
C’est pas un événement survolant, c’est pas un moment du connaître.
Pour tout dire, c’est pas de la philosophie. C’est quelque chose qui
est dans le coup. Dans le coup de ce qui nous détermine en tant que
c’est pas tout à fait ce qu’on croit. C’est pas toute sorte de condition,
comme ça “ locale ”, de ceci, de cela, de ce après quoi on
baille, c’est pas ça qui nous, êtres parlants, nous détermine. Et ceci
tient précisément à ce pédicule de savoir, court, certes, mais toujours
parfaitement noué, qui s’appelle notre inconscient, en tant que pour
chacun de nous ce nœud a des supports bien particuliers. (Lacan,
Les non-dupes errent, 18/12/73) Le
mot a été lâché : “ nœud ”. Le
dire noue. Il serre certains espaces clefs de la subjectivité.
Mais
qu’est-ce qui distingue un dire d’une “ parole vaine ” ? Un
dire est une parole qui achoppe (temps d’une formation de l’inconscient),
qui ne parvient pas elle-même à se signifier – la dimension du symbolique
est ici trouée. Un
dire est une parole qui atteint le corps, une mise en acte de la pulsion
– la dimension de l’Imaginaire est ici trouée. Un
dire est une parole qui cerne la jouissance et fait ex-sister le sujet
– ici la dimension du Réel est trouée. C’est
parce que ces trois dimensions sont trouées qu’un nouage est possible
(j’y reviendrai plus loin). Bref,
le dire comme événement est un acte de parole transformant le sujet.
Celui-ci n’est plus le même à la suite d’un dire, d’un acte. Plutôt
que dire-le-Bien, qui serait la position du discours du maître, le discours
analytique favorise le Bien-dire : autre façon de souligner, en s’appuyant
sur le mathème du discours de l’analyste[xi], que le savoir est mis en
position de vérité. De quelle vérité ? Non pas celle du Bien mais celle
du désir ; vérité, donc, condamnée à ne pas pouvoir se dire toute. L’appui
sur le manque dans l’Autre afin que le sujet puisse répondre de lui-même
à la question de sa position subjective relève de la dimension éthique
de la psychanalyse. Celle-ci a pour figure discursive le “ Bien-dire ”.
Cette expression de Lacan a connu un vif succès chez les lacaniens,
même s’il ne s’y ait référée qu’à une seule occasion. Restituons le
contexte dans lequel elle fut introduite. C’est
en réponse à une question que lui posa J.-A. Miller dans Télévision
que Lacan en fait mention. Voici la question : Depuis vingt ans que
vous avez avancé votre formule, que l’inconscient est structuré comme
un langage, on vous oppose, sous des formes diverses : “ ce ne
sont là que – des mots, des mots, des mots. Et de ce qui ne s’embrasse
pas de mots, qu’en faites-vous ? Quid de l’énergie psychique,
ou de l’affect, ou de la pulsion ? ”[xii] Lacan
rappelle tout d’abord que Freud, au temps de son principe de plaisir,
réduisait la position éthique à une recherche du Bien, le Bien étant
ce qui abaisse la tension ; ce qui était, finalement, une position éthique
près de celle d’Aristote. Nous savons que Freud ne soutiendra pas longtemps
cette conception. Les faits cliniques et sociaux (la guerre, entre autres)
dé-mentent ce point du vue où il y aurait équilibre et adéquation entre
le sujet et l’objet, entre le manque qui le frappe et le Bien qu’il
peut trouver pour le combler. Qu’est-ce que Freud découvre avec son
au-delà du principe de plaisir sinon que tout ne se symbolise pas, que
le refoulement tient toujours certaines représentations à l’écart.[xiii]
Autrement dit, en se faisant représenter par des signifiants, quelque
chose se perd et échappe au sujet. Mais en même temps, c’est justement
parce qu’il y a un “ reste ” qui lui échappe qu’il se fait
représenter par un signifiant auprès d’un autre signifiant (paradoxe
propre de la subjectivité). L’affect rappelle l’existence de ce “ reste ”
hors-signifiant, affectant le corps. Il relève de la structure du langage
en tant qu’il se loge au lieu de sa limite. Il est une réponse face
à l’impossible-à-dire inhérent à la structure du langage, ce dont témoigne
tant l’angoisse. Que
faire face à cet impossible-à-dire ? De
ne rien en dire exprime, selon Lacan, une “ lâcheté morale ”,
dont les conséquences se me-surent par ses effets de retour dans le
Réel (somatisation, délire, manie, ennui, fatigue, etc.). “ La
tristesse, par exemple, on la qualifie de dépression, à lui donner l’âme
comme support (...) Mais ce n’est pas un état d’âme, c’est simplement
une faute morale, comme s’exprime Dante, voire Spinoza : un péché, ce
qui veut dire une lâcheté morale, qui ne se situe en dernier ressort
que de la pensée, soit du devoir de bien dire ou de s’y retrouver
dans l’inconscient, dans la structure. ” À quoi Lacan ajoute
: “ Il n’est éthique que du Bien-dire. ”[xiv]
Que
signifie ce “ s’y retrouver dans la structure ”[xv]
(souligné par moi dans la citation) ? L’offre
du psychanalyste de s’y retrouver dans la structure s’effectue par une
demande : tout dire. Une
analyse ne commence que lorsque le retour dans le réel de ce qui n’a
pas été symbolisé interroge l’analysant, ouvrant ainsi une brèche qui
alimente une mise au savoir (aussi minime soit-elle) et met en place
le transfert : le savoir qui échappe au sujet (analysant) est situé
au lieu de l’Autre (lieu que supporte l’analyste).
De
cette ouverture, le dire est attendu au lieu d’achoppement du discours
de l’analysant : là où ça m’échappe, là dois-je comme sujet advenir,
c’est une question de Bien-dire. La tâche du psychanalyste est alors
de soutenir et relancer ce Bien-dire en étant le moins possible agent
de résistance au travail de son analysant. Et l’analyste est agent de
résistance dès qu’il répond d’une position de maîtrise, de savoir ou
du lieu de son symptôme[xvi].
Bref, dès qu’il quitte le discours analytique qui l’assigne d’occuper
une position incarnant ce dont le discours rejette, ce dont le signifiant
ne parvient pas à représenter pour l’analysant : l’objet a.
Ainsi : -
le désir de l’analyste se réduit à son énonciation[xvii], d’où l’importance de
la scansion ; -
tout acte analytique implique la destitution du sujet supposé savoir
: de sa position, tout en supportant la consistance que lui suppose
son analysant, l’analyste répond, silencieusement le plus souvent, par
son inconsistance. En
tenant le plus possible la place auquel son discours le convie, l’analyste
offre les conditions favorables afin que le déploiement de la parole
de son analysant – donc orienté par le Bien-dire – le conduise vers
la mise en acte de sa subjectivité. Il ne s’agit plus que de repérer
les signifiants auxquels le sujet s’identifie, mais aussi – et c’est
ici que la dimension thérapeutique d’une analyse est reléguée au second
plan derrière sa dimension éthique – d’interroger (subjectiver) le rapport
qu’entretient le sujet avec ce qui n’est pas représenté par ces signifiants
: l’objet a, objet cause du désir. “ Avoir
mené à son terme une analyse n’est rien d’autre qu’avoir rencontré cette
limite où se pose toute la problématique du désir. ”[xviii] La
question est maintenant de savoir comment une opération discursive comme
celle de l’association libre produit, lorsqu’elle s’inscrit dans le
cadre du discours analytique, une mobilisation subjective. Ou, pour
reprendre la question mentionnée plus haut, comment elle permet au sujet
de “ s’y retrouver dans la structure ” ? III
- Le Bien-dire relève d’une topologie Pour
la dernière partie de ce texte, je m’appuierai sur un développement
topologique que j’ai abordé à la fin de notre séminaire de cette année
sur la structure, et proposerai une hypothèse qui demandera à être mise
à l’épreuve, ce sur quoi portera notre séminaire prochain. J’ai
déjà souligné que le dire noue. J’ajouterai maintenant que le Bien-dire
noue de façon à ce que ce nœud tienne, c’est-à-dire, nous le verrons
plus loin, fasse ex-sister la jouissance pour un sujet, ce qui, par
conséquent, nécessite un évidement. Ce
lieu vide est présent à partir du moment où le sujet s’inscrit dans
le lien social : dès qu’il est dans le discours. C’est ainsi
que Freud rend compte de la naissance de la civilisation et de la loi
morale : le mythe du père primitif. Afin
de rendre compte des conditions d’existence du lien social, Freud fait
appel au mythe. Celui-ci pointe la nécessité de l’exclusion du père
(mise à mort mythique, meurtre symbolique) afin que le lien social existe.
Le père mort, celui qui jouissait de toutes les femmes, est élevé au
rang signifiant, est réduit à un nom. Ce passage impossibilise la jouissance
et l’interdit, c’est-à-dire pose un lieu où elle peut être récupérée
partiellement via le désir : l’interdit, l’espace entre les dits. Le
père mort marque (au sens d’une écriture) le sujet d’un évidement de
jouissance : le père mythique qu’imagine l’enfant (le père imaginaire)
le prive d’un objet (le Bien ?) qui aurait pu le combler, lui donner
accès à La jouissance. Cette privation ouvre un espace permettant à
la demande de se déployer – sans cela, nulle nécessité d’articuler une
demande.[xix]
Une
question s’impose. La nécessité de l’exclusion du père ne doit-elle
se situer qu’au niveau mythique, c’est-à-dire imaginaire – ce dont témoignent
tant les phénomènes de groupe (sociaux, familiaux, etc.) ? Autrement
dit, le lien social relève-t-il exclusivement de la névrose en tant
que ce soit le rapport rival à un Idéal (substitut du signifiant totémique)
qui le noue ? Il semble que ce soit la position de Freud : les rapports
humains sont orientés par le complexe d’Œdipe. C’est
ici que Lacan articule quelque chose de neuf, en tentant de fonder un
lien social nouveau qui ne s’appuierait pas sur un “ mythe individuel ”[xx].
Le discours analytique est ce lien social nouveau. Lacan en a élaboré
sa structure (cf. mathème), puis a interrogé la question de la position
du sujet en rapport à certains espaces constitutifs de la subjectivité
et en a proposé une écriture radicalement nouvelle – d’où son intérêt
pour la topologie des nœuds. Déplacer
le niveau du lieu supportant cette nécessaire exclusion du père de l’imaginaire
mythique au réel de la logique, tel est la visée de la cure. L’opération
de ce déplacement revient à “ s’y retrouver dans la structure ”,
c’est-à-dire à lever le voile (moïque) qui la cache.
Revenons
au père et à sa fonction, si centrale pour la constitution de la subjectivité.
Le père est généralement abordé au niveau historique : c’est la figure
qui fait tiers entre la mère et l’enfant, celui qui représente la loi
de l’interdit de l’inceste, bref le père œdipien ; ce que Lacan, au
début de son enseignement, désigne comme métaphore paternelle et fonction
du Nom-du-Père. Il est ensuite conduit à le pluraliser : les Noms-du-Père,
lui enlevant ainsi la consistance qui lui était assignée, ce que souligne
son équivoque : “ les non-dupes errent ”. Cette pluralisation
accentue la dimension logique de la fonction paternelle qui, comme tiers-terme,
fait ex-sister – ex-sister écrit avec un trait d’union, rappelle la
nécessité de l’exclusion pour qu’il y ait ex-sistence. (Le Nom-du-Père
se réduit à un signifiant – voire à un signifiant quelconque – nommant
un impossible à dire : pour l’enfant, d’être en position d’objet a
du désir maternel. Le signifiant du Nom-du-Père, venant ainsi opérer
une séparation, permet à l’enfant de se positionner comme sujet. Est
signifiant du Nom-du-Père le signifiant qui sépare le sujet du corps
de l’Autre.) La chaîne borroméenne (ce que l’on appelle généralement un noeud borroméen) permet de situer autrement le tiers-terme nécessaire à l’ex-sistence. Un nœud borroméen est minimalement constitué ainsi : deux ronds de ficelle sont appuyés l’un sur l’autre sans être noués, l’ajout d’un troisième rond entrelaçant les deux autres noue les trois ronds (ici, le troisième est représenté par l’infinie de la droite ; un rond de ficelle correspond à la fermeture d’une droite infinie).
Lacan
propose d’aborder la subjectivité humaine par le biais du noeud borroméen
afin d’y cerner le Réel de l’ex-sistence du sujet. Lacan, ici, innove.
Il ne s’agit plus d’un appareil psychique soutenu par un mythe, voire
une métapsychologie, mais d’un “ nœud mental ”[xxi].
La subjectivité humaine est structuré comme un nœud borroméen, c’est-à-dire
que l’écriture de ce nœud permet d’inscrire des éléments fondamentaux
de la structure à certains lieux et selon certaines modalités. Avec
le noeud borroméen, le Nom-du-Père se pluralise : “ Les Noms-du-Père,
c’est ça : le symbolique, l’imaginaire et le réel. ”[xxii]
On
connaît généralement la caractéristique du nœud borréméen qui est que
lorsqu’un rond est rompu, le nœud se dénoue complétement, peu importe
le nombre de ronds. Mais il y en a une autre : l’homogénéité des ronds.
Il n’y a pas un rond qui prédomine sur les autres, sinon localement,
c’est-à-dire s’il est coupé. Chaque rond a la fonction de faire tenir
les autres. Un
lien social s’appuyant sur une structure borroméenne en est un qui repose
sur des rapports autres que hiérarchiques – raison pour laquelle la
structure de l’École Lacanienne de Montréal se réfère à une topologie
nodale. Cette écriture subvertit le lien social, c’est-à-dire son discours
et donc l’éthique qui s’y réfère. Lacan
introduit ce “ nœud mental ” dans son séminaire R.S.I.
Il est constitué d’une chaîne borroméenne et d’un triskel. J’aborderai
maintenant ces deux figures topologiques, avec les espaces qui y apparaissent,
pour ensuite, en me servant de cette écriture, interroger la question
qui nous occupe ici : l’éthique du Bien-dire. Une
chaîne borroméenne Lacan
s’appuie sur la structure borroméenne afin de situer les trois “ dit-mensions ”
à partir desquelles il avait inauguré son enseignement en 1953 : le
Symbolique, l’Imaginaire et le Réel.[xxiii]
Ces trois dit-mensions peuvent être nouées en tant qu’elles sont trouées,
c’est-à-dire marquées d’incomplétude. -
Le Symbolique troue la structure (cf. le refoulement originaire
freudien). La nomination troue ; le signifiant est ce qui troue. Le
signifiant se définit par sa différence auprès de tous les autres signifiants,
mais aussi en tant qu’il est différent de lui-même, il ne peut s’auto-représenter.
Une faille, donc, s’ouvre dès qu’il y a du signifiant[xxiv]. -
L’Imaginaire donne consistance au trou qu’opère le signifiant.
Le corps pulsionnel est un corps troué par le signifiant auquel l’Imaginaire
donne forme.[xxv] -
Le Réel donne ex-sistence au trou. Le Réel est troué en tant
qu’il est nommé. Hors-langage le Réel ne serait pas troué, sans le langage
il n’y aurait pas d’appréhension de la mort. La
mise à plat de la chaîne borroméenne (acte d’écriture) fait apparaître
quatre espaces de recouvrement : au centre, ce que les trois ronds de
ficelle enserre, l’objet a, objet cause du désir qui ne cesse
d’échapper au sujet, puis, trois champs d’ex-sistence : lieu de la jouissance,
soit ce qui se perd pour le sujet de s’introduire dans le langage. Ces
quatre espaces sont également troués :
-
La jouissance phallique, J(j), que Lacan appelle aussi “ jouissance sémiotique ”[xxvi], ex-siste par l’imaginaire
du corps, c’est-à-dire que la totalité du corps
est exclue de cette jouissance. La jouissance phallique est le
retour dans le réel du discours, du rapport sexuel que la médiation
du langage rend impossible à imaginer totalement. -
La jouissance de l’Autre barré, J (),
est une jouissance du corps que l’on peut imaginer mais qui ne peut
pas se dire. Jouissance indicible, hors-discours, infinie et impossible
: aucun signifiant ne peut arriver à cerner l’Autre. L’Autre comme lieu
de l’altérité absolue et vide de toute substance est barré, troué, toujours
inconsistant de structure. -
Le sens (“ j’ouis-sens ”) est le lieu par excellence
qui supplée et masque l’objet manquant et échappant toujours à l’ordre
signifiant. Le Réel, en tant qu’il est exclu du sens, le fait ex-sister.
Par conséquent, si la cure analytique vise le Réel, elle doit donc évider
le sens auquel fait appel le sujet afin de voiler le lieu du manque
(castration). -
Finalement, l’objet a, objet central de la psychanalyse. Le
noeud borroméen permet à Lacan de désontologiser ce qui cause le désir
: aucune substance supporte le désir sinon le nœud qui le serre. Ce
qui est nécessaire au désir, c’est un vide, un vide bordé par les trois
champs d’ex-sistence où l’objet a vient s’inscrire. L’obstruction
de ce lieu vide (qui se manifeste par la névrose) empêche la réalisation
du désir (qui n’équivaut pas à sa satisfaction). Pour “ agir en
conformité avec son désir ”[xxvii],
le sujet doit interroger les trois champs d’ex-sistence bordant le lieu
de la cause de son désir. Que
signifie cette interrogation de la jouissance ? Un
triskel Comment
aborde-t-on ce “ nœud mental ” qu’est la subjectivité humaine
? Lacan
pose un triskel sur la mise à plat de la chaîne borroméenne. Ce triskel
est constitué de trois axes orientés coinçant un vide : le même que
celui de la chaîne borroméenne, l’objet a. Chaque axe est orienté,
son lieu de départ correspond à l’ouverture d’une des dit-mensions de
la chaîne borroméenne. Puis, chaque axe se ferme par une autre dit-mension
(celle avec laquelle cet axe, qui est une dit-mension ouverte, n’est
pas nouée, elle ne l’est que par l’ajout d’une troisième). Au lieu de
fermeture de chaque axe, Lacan situe les trois termes de la triade freudienne
: inhibition, symptôme et angoisse.
1 - symptôme ;
2 - angoisse ; 3
- inhibition Lacan
fait correspondre l’ouverture de ces trois dit-mensions (soit la manifestation
du fait qu’elles soient trouées) par trois phénomènes qui sont liés
au niveau de la structure subjective et qui ne peuvent pas être ignorés
dans une cure : -
L’inconscient comme ouverture du Symbolique. C’est par cette
voie que Freud a abordé ce nœud mental : là où le Symbolique achoppe,
bute, frappe un manque – soit le lieu des formations de l’inconscient.
-
Le phallus comme ouverture du Réel. L’irruption du sexuel donne
ex-sistence au parlêtre, en tant que le Réel est exclu, en tant que
le phallus est élidé – ce en quoi il est toujours présent, tant chez
l’homme que chez la femme, et ce en quoi le sens est toujours réductible
au sexuel. -
La lavie[xxviii]comme
ouverture de l’Imaginaire. Elle représente ce qui du vivant s’ouvre
à la subjectivité : trou du corps où s’inscrit le pulsionnel.
En
tenant compte maintenant de l’orientation des axes du triskel et des
lieux de la chaîne borroméenne qu’ils traversent, ce nœud mental donne
à lire que : -
Le corps (Imaginaire) fait ex-sister le déploiement de la parole (Symbolique)
qui mène le sujet vers les lieux de l’impossible (Réel) : ce que chiffre
le symptôme. Le symptôme est une réponse subjective de l’inconscient. -
Le langage (Symbolique) fait ex-sister la jouissance (Réel) et donne
corps à l’Imaginaire. L’étrangeté et l’embarras que constitue le phallus
pour le sujet provoque l’angoisse, c’est-à-dire l’angoisse de castration
(ce qu’illustre le Petit Hans). -
La jouissance fait ex-sister le corps du symbolique. Autrement dit,
il y a de la lavie en tant que le corps est évidé de la jouissance du
fait d’être affecté par le signifiant : en quoi l’organisme devient
corps pulsionnel. L’inhibition étant ici un arrêt du corps devant le
trou du symbolique, un défaut d’acte devant le potentiel créateur du
signifiant. Cette
présentation topologique du “ nœud mental ” appelle certaines
remarques. La
psychanalyse, mais aussi tous les autres lieux qui mettent de l’avant
la parole, aborde le nœud de la subjectivité par l’ouverture du Symbolique.
Cela ne veut pas dire que ce soit le seul moyen d’y entrer. Il n’y a
pas lieu de penser qu’on ne puisse pas aborder la subjectivité par l’ouverture
de l’Imaginaire (par exemple, par les techniques corporelles, la danse...),
ou par l’ouverture du Réel (un traumatisme et la biochimie des médicaments,
par exemple, peuvent avoir des effets sur la subjectivité). L’abord
du nœud par l’ouverture de ces deux dernières dit-mensions pose toutefois
une difficulté au niveau de l’articulation de leur expérience, c’est-à-dire
du savoir (symbolique) que le sujet peut en élaborer. Commentant la topologie de ce noeud, Hervé Coster[xxix] souligne l’importance de l’orientation : la lévogyrie de la chaîne borroméenne et la vectorialisation des axes du triskel. Il met en relief le trajet qui s’opère à partir de l’ouverture des dit-mensions par la mise en continuité de celles-ci au lieu de rupture. Ce trajet correspond au circuit d’un nœud de trèfle.
J’émets
ici comme hypothèse que l’agent de la nodalisation (en trèfle) de ce
trajet répond au Bien-dire qui noue, évoqué plus haut. Pourrait-on
faire correspondre le trajet discursif qu’emprunte la parole de l’analysant
au circuit que suggère le nœud de trèfle, soit le cœur du “ nœud
mental ” que propose Lacan, afin d’aborder le réel de la subjectivité
? Le Bien-dire qui noue cernerait et éviderait les éléments et les espaces
fondamentaux de la structure (cf. “ s’y retrouver dans la structure ”).
Il s’agit ici “ d’une éthique qui se fonderait sur le refus d’être
non-dupe, sur la façon d’être toujours plus fortement dupe de ce savoir,
de cet inconscient, qui, en fin de compte, est notre seul lot de savoir.
[...] Il faut être dupe, c’est-à-dire coller, coller à la structure. ”[xxx] La
subjectivation de ce parcours qu’illustre le nœud de trèfle, c’est-à-dire
la mise au savoir de l’expérience de l’inconscient, fonde un amour nouveau.
Nouveau en tant qu’il ne relève pas de l’imaginaire narcissique, c’est-à-dire
de ce qui fait écran au vide nécessaire au désir, mais d’un évidement.
L’autre sur lequel s’appuie l’amour n’est pas mon semblable, mais l’Autre
au sens d’un lieu : l’inconscient. Autre dont la structure a été mis
à nu par le Bien-dire : l’Autre barré ; l’Autre évidé de ce qui le laissait
paraître consistant ; l’Autre qui ne peut répondre à la question que
pose au sujet sa position subjective : Che vuoi ?[xxxi]
L’Autre ayant, ici, la même fonction que le Nom-du-père lorsque Lacan
dit de ce dernier que l’on doit s’en servir pour s’en passer. Faire
l’expérience du réel du manque dans l’Autre, pousse le sujet à répondre
de lui-même : Wo es war, soll Ich werden. Cette expérience le
conduit ainsi à inventer un savoir sur sa position subjective, un savoir
y faire. Et l’un des effets de ce savoir, c’est l’amour : “ L’insu
que sait de l’une-bévue s’aile à mourre ”, titre que Lacan donne
à l’un de ses derniers séminaires. Le
nœud de trèfle borde les trois champs de la jouissance ; mais qu’en
est-il de l’autre triade : l’inhibition, le symptôme et l’angoisse ?
Celle-ci – à prendre au sérieux le “ nœud mental ” que propose
Lacan, mais aussi la distinction que Freud opère entre ces trois termes
– est à considérer comme des lieux irréductibles de la structure subjective.
Ces lieux entretiennent un certain rapport avec l’autre triade : sens,
jouissance phallique et la jouissance de l’Autre barré. Nous
pouvons remarquer que l’ouverture d’une dit-mension ouvre également
un des trois champs de la jouissance ; que le trajet de cet axe traverse
un autre champ ; et que le lieu de fermeture de cet axe, qui correspond
à l’un des termes de la triade freudienne, borde le troisième champ
de jouissance. Ainsi : -
Le symptôme, soit ce qui fait sens dans le réel, résulte de la traversée
de l’inconscient dans le champ de J (),
qui en est exclue. Le symptôme trouve à border le champ de la jouissance
phallique (champ de la sexualité). -
Dans l’angoisse, soit ce qui procure une jouissance indicible
au corps, le phallus traverse le champ du sens (celui-ci en est exclu,
sinon il n’y aurait pas d’angoisse). L’angoisse borde ainsi J (),
d’où le fait que l’angoisse étouffe et coupe la parole. -
L’inhibition vient pour sa part infinitiser (ouverture de J ())
le sens de ce que la Lavie traverse (et exclut) : la sexualité J(j). Mais le nœud de trèfle ne nous permet pas de situer le rapport qu’entretiennent les trois champs d’ex-sistence (les jouissances) avec la triade freudienne. Certaines transformations topologiques peuvent y remédier.[xxxii] Au niveau topologique, le bord du nœud de trèfle délimite une surface unilatère (recto et verso en continuité) qui correspond à une bande de Moebius triple demi-torsions. Les plis délimitent les champs d’ex-sistence. Quel
intérêt à inscrire ces deux triades sur cette bande moebienne ? Si nous effectuons une coupure médiane sur cette bande – je fais correspondre cette coupure à l’opération d’évidement du Bien-dire – nous obtenons ceci :
Soit
une bande bilatère (recto et verso ne sont plus en continuités) nouée
en trèfle dont l’espace médian est moebien. Cet espace correspond au
sujet divisé ().
La coupure signifiante révèle la présence du sujet et vient modifier
la structure sur laquelle étaient situées les deux triades. La coupure
– ou l’apparition du sujet – sépare le recto et le verso de la bande
(elle devient bilatère, bien que l’un et l’autre se prolongent étant
donné qu’il n’y a qu’une seule bande). Pourrait-on
penser que le Bien-dire, comme opération discursive, institue une coupure
séparant le champ de la jouissance de la triade freudienne, faisant
ainsi apparaître le sujet dans sa mobilité ? La non-séparation de ces
deux champs représentant la fixion du fantasme. Autrement
dit, sans faire disparaître l’inhibition, le symptôme et l’angoisse,
le sens, la jouissance phallique et la jouissance de l’Autre barré –
ces six lieux étant irréductibles au niveau de la structure – le sujet
arrive, au moins ponctuellement, à : ne plus se servir de son symptôme
pour mettre en acte sa sexualité, le symptôme demeurant la manifestation
du style du sujet ; ne plus avoir recours au sens afin de repousser
indéfiniment l’acte, l’inhibition demeurant le temps nécessaire à la
mise en acte de la subjectivité ; et à ne plus jouir indiciblement de
son angoisse, celle-ci demeurant le signal de la présence de “ quelque
chose ” non symbolisé demandant à être subjectivé.
S’y
retrouver dans la structure revient à lever le voile moïque cachant
la position du sujet, et par conséquent à le rendre responsable de ce
qui lui arrive. Le
sujet se trouve ainsi être mis en mouvement à l’intérieur de cet espace
qu’a fait apparaître la coupure, sans toutefois l’entraîner dans l’errance. Ne
pourrions-nous pas parler d’une liberté subjective qui advient : mobilité
du sujet à l’intérieur d’un espace créé par la mise en acte de sa subjectivité
et qui est délimité par des lieux inscrivant l’impossible de sa position.
Espace créé – que l’on peut sans doute lier à la sublimation – où s’élabore
un savoir (non une connaissance) issu du déchiffrage de l’inconscient,
soit, pour reprendre l’expression de Lacan, le lieu de “ bon heur ”,
de rendez-vous avec l’objet cause du désir[xxxiii].
Si
l’inconscient est bien un savoir, c’est tout ce que j’ai voulu dire
cette année à propos des non-dupes qui errent, ça veut dire que : qui
n’est pas amoureux de son inconscient erre. (...) Pour la première fois
dans l’histoire, il vous est possible, à vous d’errer, c’est-à-dire
de refuser d’aimer votre inconscient, puisqu’enfin vous savez ce que
c’est : un savoir emmerdant. Mais (...) c’est peut-être là que nous
pouvons parier de retrouver le Réel un peu plus dans la suite, nous
apercevoir que l’inconscient est peut-être sans doute dysharmonique,
mais que peut-être il nous mène à un peu plus de ce Réel qu’à ce très
peu de réalité qui est la nôtre, celle du fantasme, qu’il nous mène
au-delà : au pur Réel.[xxxiv] [i] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXII, R.S.I. (non publié), leçon du 08/04/75. [ii] “ Le Désir est l’essence de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque en elle. ”, Spinoza, Éthique, Défin. 1, p. III, Paris, GF, traduc. Charles Appuhn. [iii] Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique (1788), 1re partie, Analytique,§ 7, Paris, Folio, 1985, p. 53. [iv] Voir la fin de sa XXIe conférence, “ La décomposition de la personnalité psychique ”, in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard. [v] Cf. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-60), Paris, Seuil, 1986, p. 371. [vi] En écho à ce que dit Lacan à propos de l’acte : “ Les psychanalystes ont horreur de leur acte ”. [vii] Sigmund Freud, Totem et tabou (1912), Paris, Pbp, chapitre 4. [viii] “ L’homme est, en effet, tenté de satisfaire son besoin aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lapus : qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? [...] Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. ” (Freud, Malaise dans la civilisation (1929), Paris, PUF, 1989, p. 64-65.) [ix] “ Il doit commencer à vous apparaître que l’envers de la psychanalyse, c’est cela même que j’avance cette année sous le titre du discours du maître. ” (Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-70), Paris, Seuil, 1991, p. 99.) [x] Id., Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 270 et 338. [xi] Cf. Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, op. cit. [xii] Télévision, Paris, Seuil, 1974, p. 33. [xiii] Cf. Sigmund Freud, “ Le refoulement ” (1915), in Métapsychologie, Paris, Gallimard. [xiv] Jacques Lacan, Télévision, op. cit., p. 39. [xv] On retrouve plusieurs échos, chez Lacan, à cette expression de “ s’y retrouver dans la structure ”. Par exemple, qu’on se doit de démontrer la structure plutôt que de la connaître ou de la maîtriser : “ D’autre structure est le savoir qui, le réel, le cerne, autant que possible comme impossible. C’est ma formule qu’on sait. Ainsi le réel se distingue de la réalité. Ce, pas pour dire qu’il soit inconnaissable, mais qu’il n’y a pas question de s’y connaître mais de le démontrer. Voie exempte d’idéalisation aucune. ”, in “ Radiophonie ”, Scilicet, no 2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 60. [xvi] Ces trois positions correspondent respectivement à la place d’agent des discours du maître, universitaire et hystérique, selon le mathème de leur discours tel que le propose Lacan. [xvii] Id. “ Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École ”, in Scilicet no 1, Paris, Seuil, 1968, p. 23. [xviii] Id. L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 347. [xix] Il est donc nécessaire que ce père imaginaire soit opérant pour l’enfant. Phobies et cauchemars ne sont-ils pas un appel à ce père lorsque sa fonction défaille ? [xx] Id. cf. “ Le mythe individuel du névrosé ” (1953), in Ornicar ?, no 17/18, Paris, Seuil, 1979. [xxi] Id., R.S.I., op. cit., leçon du 11/02/75. [xxii] Jacques Lacan, R.S.I., op. cit., leçon du 11/03/75. [xxiii] “ Le symbolique, l’imaginaire et le réel ”, conférence donnée par Lacan le 8 juillet 1953 peu avant son discours de Rome. Les trois dit-mensions sont à cette époque appelées “ les trois registres essentiels de la réalité humaine ”. Conférence publiée in Bulletin de l’Association Freudienne, no 1, novembre 1981. [xxiv] La signifiance, soit l’articulation du signifiant, se déploie à travers un espace moebien. Un même signifiant se répétant (cf. huit-intérieur) ne se signifie pas lui-même. Il y a toujours un espace (moebien) entre, qui ne se recouvre pas ; espace bordant un trou : lieu de l’objet a. [xxv] La consistance de l’Autre occulte l’objet a, ce qu’illustre la figure des tores enlacés, qui rendent compte de la dialectique de la demande et du désir entre le sujet et l’Autre, soit de la structure de la névrose. Lacan l’articule dans son séminaire L’identification, voir leçon du 30/05/62. [xxvi] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXI, Les non-dupes errent, (non publié), leçon du 11/06/74. [xxvii]Cf. Jacques Lacan, la dernière leçon de L’éthique de la psychanalyse, op. cit. [xxviii] Lavie, en un mot, est une expression qu’emploie Lacan à quelques reprises, surtout dans son séminaire Les non-dupes errent. [xxix] Hervé Coster, “ Les trois temps d’une structure moebienne ”, in Cahiers du lycée logique, Nouvelle série, no 2, Bruxelles, 1987. [xxx] Jacques Lacan, Les non-dupes errent, op. cit., leçon du 13/11/73. [xxxi] Id. “ Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien ”, in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 814 : “ le désir de l’homme est le désir de l’Autre, (...) le de donne la détermination dite par les grammairiens subjective, à savoir que c’est en tant qu’Autre qu’il désire (ce qui donne la véritable portée de la passion humaine). C’est pourquoi la question de l’Autre qui revient au sujet de la place où il en attend un oracle, sous le libellé d’un : Che vuoi ? que veux-tu ? est celle qui conduit le mieux au chemin de son propre désir, – s’il se met, grâce au savoir-faire d’un partenaire du nom de psychanalyste, à la reprendre, fût-ce sans bien le savoir, dans le sens d’un : Que me veut-il ? ” [xxxii] Cf. Hervé Coster, “ Les trois temps d’une structure moebienne ”, op. cit. [xxxiii] Jacques Lacan, Télévision, op. cit., p. 40. [xxxiv] Id., Les non-dupes errent, op. cit., leçon du 11/06/74.
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