Parole et vérité Ce
texte est tiré d’un séminaire donné auprès d’intervenants d’un Centre
de Crise, qui a pour objectif premier d’interroger la pratique à laquelle
nous sommes quotidiennement confrontés. Pour ce faire, j’ai fait appel
à un discours qui, pour la plupart, est nouveau : celui de Jacques Lacan.
Le pari étant d’illustrer, de façon accessible, l’aide que peut apporter
un discours sur la psychanalyse qui soit rigoureux, sans pour autant
être rigide ; n’entendons-nous pas fréquemment dire que Lacan est trop
compliqué, intellectuel et sans intérêt réel pour la clinique.
Je partirai de cet a priori : comme la psychanalyse est une pratique
de la parole et que celle-ci est soutenue d’une éthique, tous lieux
de parole devraient être intéressés par le discours analytique. Ce qui
ne veut pas dire qu’il faille instaurer un dispositif analytique dans
ces lieux, mais que l’éthique analytique peut grandement faciliter le
travail de ceux et celles pour qui la parole est le principal outil
de travail, ce qui est le cas au Centre de crise. Si la parole constitue
notre principal outil de travail, n’est-il pas nécessaire de nous interroger
sur ce qu’est au juste la parole ?
Les vertus de la parole sont connues de l’homme depuis fort longtemps.
Ainsi, la parole a-t-elle servi à soulager la souffrance morale et physique,
et ce, dans plusieurs champs : médecine, magie, religion, chamanisme,
etc. Avec Pinel, le terme de thérapie morale apparaît. Elle consiste
à assister le malade en lui prodiguant, selon sa personnalité, des conseils
ou encore en l’intimidant et le confrontant. Chez les aliénistes du
XIXe, la thérapie morale faisait partie du traitement : “
Le vrai médecin fait plus de bien par sa parole que par ses ordonnances. ”[i]
C’est avec Freud que le terme psychothérapie apparaît. Sans doute
influencé par ce qu’il retient de l’hypnose et du célèbre cas de son
confrère Breuer (Anna O.), Freud opère ici un renversement radical :
ce n’est plus le médecin (ou le prêtre, le chaman, ...) qui détient
le savoir, mais le patient lui-même. La parole du patient recèle un
savoir, mais ce savoir, le patient le méconnaît ; ce savoir, il ne le
sait pas ; c’est un savoir insu : l’inconscient.
L’inconscient freudien est donc un savoir, mais un savoir qui
nous échappe, dont est coupé le sujet qui le supporte ! Toutefois
– c’est la découverte de Freud – la parole permet au sujet de transformer
le rapport qu’il entretient à ce savoir. De quelle façon ? Pour répondre
à cette question il faut tout d’abord se demander ce qu’est la parole.
Qu’est-ce
que la parole ?
Les points de vue diffèrent selon le lieu d’où cette question
est posée. On peut définir la parole d’un angle physiologique. Abordée
par ce biais, ne pourrions-nous pas dire que la parole c’est du vent
qui vient rencontrer des cordes vocales (d’où l’expression que l’on
entend si souvent et qui a une forme dépréciative : “ ventiler ”
; dans le cas où un patient n’a pas une grande capacité d’introspection
(?), on attend simplement de lui qu’il “ ventile ” !). Ce
que nous retiendrons ici, c’est que la parole a trait au corps
et qu’elle s’origine de l’évidement d’air des poumons.
Généralement, en linguistique, la parole est étudiée d’un point
de vue phénoménologique. On va opposer la parole à la langue. La parole
se référant à l’individuel et à l’intention ; la langue au social (je
demeure ici à un niveau très général sans entrer dans les subtilités
qui mériteraient attention).
En psychologie, la parole se réduit au schème de la communication
: il y a l’émetteur et le récepteur, et le message est reçu 5/5, à moins
qu’il y ait des parasites dans le circuit, auquel cas, il n’y a qu’à
les éliminer. L’école de Palo Alto repose principalement sur ce schéma,
elle fait référence à une logique de la communication où rien ne se
perd.
Le psychanalyste, pour sa part, dira plutôt que l’on ne peut
recevoir un message que 4/5, une partie manque toujours. La contradiction
et le malentendu des messages sont des faits de structure et non des
parasites pathogènes, ce que la vie quotidienne montre sans cesse.
En écho à la conception psychologique de la parole, disons, pour
l’instant, que la fonction première de la parole n’est pas de communiquer
; la communication n’étant qu’un effet de la parole. Alors, quelle est
cette fonction première de la parole ? Pour y répondre, faisons un bref
retour à Freud. La
parole chez Freud
La découverte freudienne peut se résumer à la reconnaissance
de l’incidence qu’a, sur la nature humaine, l’ordre du Symbolique, c’est-à-dire
le langage. La détermination symbolique de l’être humain, d’une part,
le rend hautement social, créateur et intelligent, etc. ; mais d’autre
part, cette détermination fait malaise chez lui, et implique pertes
et renoncements qui lui sont souvent déchirants. Néanmoins, cette incidence
le subjective.
Il s’agit ici du Freud découvreur de l’inconscient. Toutefois,
avant même cette découverte (il était neurologue à cette époque), Freud
s’intéressait au rapport qu’entretient l’homme avec le langage. Le premier
livre qu’il publie se penche justement sur un trouble qui fait que la
parole de certains sujets achoppe : l’aphasie[ii].
Déjà, donc, la question du langage et de la parole l’interroge ; cette
préoccupation le rendit sans doute plus sensible à leurs diverses manifestations,
et le mena vers la découverte de l’inconscient.
Avant cela, Freud avait fait un stage chez Charcot, ce qui avait
éveillé son intérêt pour l’hystérie. Cette expérience lui permis d’opérer
un autre renversement : là où le clinicien Charcot observait finement
les symptômes hystériques, c’est-à-dire qu’il se donnait comme savant
spectateur du théâtre hystérique, Freud, lui, tendit plutôt l’oreille
aux dires des hystériques. Nous passons ici d’une clinique du regard
à une clinique de l’écoute.
Voilà pourquoi Freud fut si captivé du cas de son confrère Breuer,
la célèbre Anna O. Ils découvrirent[iii]
qu’il y avait un lien symbolique entre le symptôme et un trauma vécu
plus tôt qui s’avérait en être la cause. Le souvenir de ce trauma réactivait
la douleur du trauma qui allait, par déplacement, se loger sur une partie
du corps. Leur surprise fut grande lorsqu’ils s’aperçurent que l’évocation
du souvenir traumatique, c’est-à-dire sa mise en parole, (méthode
qu’Anna O. avait baptisé talking cure) faisait disparaître
le symptôme. Le récit permettait de réveiller l’affect associé au trauma,
et l’acte de parole provoquait l’abréaction de cet affect. Cette méthode
cathartique correspondait en fait à une clinique de l’affect, et non
encore à une psychanalyse, car l’affect constituait ici l’indice d’une
vérité. Cette méthode était aussi assortie d’hypnose qui permettait
plus facilement d’atteindre le souvenir de l’événement traumatique.
L’euphorie de ces premiers temps se perd rapidement, Freud s’apercevant
que les symptômes disparaissent davantage par les bonnes grâces que
les patientes accordent au médecin via des effets de suggestion. Toutefois,
deux éléments sont à retenir : d’une part, le patient sait, même s’il
en n’a pas conscience (ce que mettait en évidence l’hypnose) ; d’autre
part, malgré l’effet de suggestion, c’est-à-dire une aliénation au désir
du médecin, il n’en demeure pas moins que le fait de dire, de
déployer sa parole, a des effets curatifs et provoque des transformations
subjectives.
La suite est connue, Freud passe à l’association libre; conservant
ainsi l’idée du déploiement de la parole et réduisant les effets de
suggestion. Comment alors, sans l’hypnose, atteindre ce savoir insu
qui semble se manifester dans le symptôme ? À l’aide des formations
de l’inconscient ; qu’il étudie à travers les trois grands ouvrages
sur l’inconscient : le rêve (L’interprétation des rêves, 1900)
; le lapsus et les achoppements de la langue (Psychopathologie de
la vie quotidienne, 1904) ; et le mot d’esprit (Le mot d’esprit
et sa relation à l’inconscient, 1905). Toutes ces formations de
l’inconscient concernent l’ordre symbolique, c’est-à-dire qu’elles se
manifestent en référence à la parole ; pour ce qui est du symptôme,
autre formation de l’inconscient, il se réfère moins à la parole qu’à
une organisation signifiante (cf. le lien symbolique sur lequel, dit
Freud, repose son étiologie).
En résumé, disons que ces formations de l’inconscient, qui ne
peuvent être évoquées que par la parole, touche de façon intime à la
vérité du sujet. Ce terme n’est toutefois pas utilisé par Freud, du
moins comme concept.
Bien que Freud n’ait pas expressément articulé une théorie sur
la parole et le langage, celui-ci s’y réfère sans cesse, nous pouvons
même ajouter qu’ils constituent l’axe par lequel la psychanalyse (sa
théorie et sa pratique) se développe tout au long de son œuvre. Étrangement,
aucun analyste ne soulignera ni n’articulera, après Freud, l’extrême
importance de la parole et du langage en psychanalyse, du moins avant
Lacan. Mélanie Klein, par exemple, réduit la parole à sa connotation
libidinale (ce qui n’est pas faux, mais la parole ne se réduit pas qu’à
cela). Elle associe à plusieurs reprises[iv]un
trouble de la parole à un investissement fantasmatique du coït. Ce qui
est intéressant, c’est le lien qu’elle établit entre la parole et le
pénis (c’est-à-dire un élément tiers), mais, comme il n’y a pas chez
Klein de distinction entre pénis et phallus, cette conception se rabat
rapidement sur un rapport duel à la mère : “ pénétration du pénis
dans le corps de la mère ”, ou encore à une “ sublimation
des fixations orales ”. On retrouve cette même réduction à la fonction
maternelle chez Balint (élève de Ferenzci). Tout au long de son livre
Amour primaire et technique psychanalytique, lit-on que tout
(c’est-à-dire la relation au monde, à l’objet) se structure par rapport
à la mère. Encore une fois, la parole est intimement liée à l’oralité,
à la fonction de nourrissage, ce qui fait que quelqu’un qui parlerait
peu n’aurait pas été suffisamment nourri par sa mère ! L’ordre du désir
est donc réduit ici au rapport de satisfaction du besoin.
Ce n’est qu’avec Lacan, via son “ retour à Freud ”,
que la question de la fonction paternelle refera surface, ce qui permettra
d’articuler de façon beaucoup plus rigoureuse ce qui est en jeu dans
la parole. Qu’est-ce
que la parole avec Lacan ?
Avec son Discours de Rome[v],
Lacan inaugure et trace les jalons de son enseignement en rappelant
la place centrale qu’occupent la parole et le langage en psychanalyse.
La connaissance de la fonction de la parole s’avère fondamentale afin
d’orienter “ efficacement ” une cure analytique, ou, plus
généralement, toute pratique psychothérapeutique. Lacan va jusqu’à dire
que l’ignorance de cette fonction de la part du psychanalyste fait retour
chez lui via son contre-transfert (p. 248) !
Allons-y avec l’une des thèses de ce texte : la fonction fondamentale
de la parole est d’évoquer la vérité. Le gros mot est lancé : vérité.
Qu’elles sont les raisons pour lesquelles la vérité est ici invoquée?
Toute parole est un appel, un appel qui attend une réponse. L’infans
(l’enfant qui ne parle pas encore) ne comprend bien sûr pas les mots
qu’il entend, mais il sait que certains de ces mots s’adressent à lui
et que l’on s’adresse à lui, qu’on l’appelle et l’interpelle. A-t-il
d’autres choix alors, étant donné l’état prématuré de sa situation,
que de se faire réponse à l’appel supposé de l’autre. L’enfant incarne
donc la réponse qu’il apporte à l’immensité de la demande maternelle.
(Voilà pourquoi peut-on dire du corps de l’enfant qu’il est phallicisé
; en se faisant réponse, il tente de répondre et de combler le manque
que la demande maternelle dénote. Face à cette impossible tâche n’est-il
pas normal de voir apparaître l’angoisse ; puis, pour contrer cette
angoisse, le refoulement et son retour, c’est-à-dire le symptôme (cf.
la phobie du petit Hans). L’intervention de la fonction paternelle permettra
justement de dégager le sujet de cet espace angoissant.)
La parole implique l’Autre, que l’on soit seul ou non (le A majuscule
désigne le lieu de la parole ; alors que l’autre, avec un a minuscule,
désigne l’autre mon semblable, mon alter ego). Toute activité de parole,
mais aussi de pensée, nécessite un lieu d’adresse pour se déployer –
voilà pourquoi il y a obligatoirement transfert dès que de la parole
s’articule, et non l’inverse.
Faire référence au “ préverbal ” n’a donc plus de valeur.
L’enfant naît dans la parole de l’Autre (qui est incarné bien sûr par
des petits autres). Ce n’est pas parce qu’il ne parle pas avec des mots
qui font sens qu’il n’est pas dans la parole, ou encore qu’il est dans
une phase d’avant la parole. La parole – sa présence – humanise l’infans,
elle lui est aussi vitale que l’air ou l’eau. L’absence de cette parole
est ravageante pour lui. À l’extrême, l’autisme nous fait la preuve
de ces ravages lorsque la parole ne l’habite pas. Ou que l’on pense
à ce que Spitz a appelé l’hospitalisme, où il s’agit moins, comme il
le prétend, de l’absence de relation objectale avec la mère qui rend
compte de l’arrêt du développement, que la conséquence du fait que l’enfant
ne soit pas présent dans la parole de l’Autre et qu’il ne soit pas objet
de désir pour un autre. Ou bien encore l’exemple de l’empereur Frédéric
II, que relate Watzlawick[vi].
Dans le but de savoir quelle langue aurait spontanément l’enfant, celui-ci
fit cette cruelle expérience : il confia des nouveaux nés à des nourrices
qui avaient l’ordre de les veiller tendrement et de satisfaire tous
leurs besoins, mais, elles devaient s’abstenir de tout usage de la parole
en leur présence. Eh bien, tous ces enfants moururent ! Qu’est-ce
qui donne donc ce pouvoir à la parole ?
Tout d’abord, la parole libidinalise, comme le disait M. Klein,
c’est-à-dire qu’elle induit, à travers la demande, du désir – on ne
peut pas faire autrement, pour demander satisfaction aux besoins que
nous ressentons, que de passer par la demande (c’est-à-dire, par la
parole) ; mais, comme les mots ne peuvent arriver à tout dire ce dont
on a besoin, le désir apparaît (Lacan passera toute une année afin de
bien repérer ce qui distingue ces différents registres, ce qui l’a amené
à élaborer son graphe du désir[vii]).
La parole va également donner consistance au corps; Lacan a d’ailleurs
bien repéré un des moments critiques de ce procès, le stade du miroir.
L’autiste, nous en parlions tout à l’heure, nous montre bien, par l’étrangeté
que semble présenter pour lui son corps, l’impact de la non-aliénation
à la parole ; il y a ici un refus d’en passer par la demande, et, souvent,
une angoisse suscitée par la voix de l’autre, soit ce qui supporte la
parole. Le sujet n’habite donc son corps, celui en chair et en os, que
par la médiation du langage et de la parole de l’Autre, ce que démontre
l’expérience de chaque nouveau né[viii]
– on pourrait penser que les phénomènes psychosomatiques auraient un
lien avec cette incorporation du “ corps symbolique ” au sens
où quelque chose (?) y aurait fait effraction.
Un troisième point, et non le moindre, car c’est sur celui-ci
que reposent les deux autres : la parole permet d’inscrire du tiers.
Les paroles que tient une mère à son enfant sont faites de signifiants
appartenant à une langue dans laquelle elle s’inscrit. En parlant cette
langue, elle reconnaît qu’elle se soumet à ses lois qui ne dépendent
pas d’elle, qui s’en réfère à un lieu extérieur à sa relation avec son
enfant. Il s’agit ici de la question de ce qu’on appelle en psychanalyse
le complexe d’Œdipe, c’est-à-dire – comme l’a rappelé Lacan, spécialement
lorsqu’il a étudié la psychose – la question du père, du Nom-du-Père.
“ Le complexe d’Œdipe veut dire que la relation imaginaire,
conflictuelle, incestueuse en elle-même, est vouée au conflit et à la
ruine. Pour que l’être humain puisse établir la relation la plus naturelle,
celle du mâle à la femelle, il faut qu’intervienne un tiers, qui soit
l’image de quelque chose de réussi, le modèle d’une harmonie. Ce n’est
pas assez dire – il faut une loi, une chaîne, un ordre symbolique, l’intervention
de l’ordre de la parole, c’est-à-dire le père. Non pas le père naturel,
mais ce qu’on appelle le père. L’ordre qui empêche la collision et l’éclatement
de la situation dans l’ensemble est fondé sur l’existence de ce nom
du père. ”[ix]
La fonction du père, et la parole à laquelle elle donne accès,
sort l’enfant de cet espace maternel qui, bien que nécessaire, devient
source de tension agressive et d’angoisse si le père n’intervient pas
– ce que montre la clinique de la psychose.
Bref, on peut dire que ce qui donne tant de pouvoir à la parole,
est qu’elle structure et institue le rapport à la réalité du sujet.
Voyons maintenant une autre caractéristique de la parole, qui
découle de sa dimension d’appel : l’engagement.
La parole engage parce que son appel amène une réponse du sujet.
Elle engage le sujet face à l’Autre, mais aussi, elle engage le sujet
face à sa parole : le sujet s’engage dans sa parole. Il y a, dans l’acte
de la parole, un engagement auquel se tient le sujet. Ne dit-on
pas, à l’occasion, de quelqu’un qu’il “ tient parole ”. À
quoi se réfère cet engagement sinon à la vérité du sujet ; soit, la
“ façon ” (subjectivité) dont un sujet s’est introduit dans
la champ de la parole, ou encore, la façon dont la parole l’a rendu
sujet.
Qu’est-ce qui fait “ tenir ” la parole d’un sujet ?
Ou, a contrario, qu’est-ce qui fait que certaines personnes ne
tiennent pas parole ?
Faisons un pas en arrière. Pour que la parole tienne et pour
qu’une subjectivité s’élabore, il faut un lieu sur lequel elle puisse
s’appuyer. Ce lieu prend historiquement la forme de ce que l’on appelle
dans nos sociétés le complexe d’Œdipe, c’est-à-dire, comme le rappelle
Lacan, la modalité par laquelle est introduite la fonction paternelle.
Cette dernière pouvant se résumer par ce qui instaure la Loi du désir
chez le sujet. Sans entrer plus en détail sur cette question (qui concerne
ce qui structure le désir, la réalité et la sexuation d’un sujet[x]),
disons de ce lieu qu’il représente pour le sujet le passage d’une aliénation
nécessaire au désir de l’Autre (généralement incarné en premier lieu
par la mère) vers une séparation où il pourra inscrire subjectivement
sa place vis-à-vis de l’Autre[xi].
Mais le mouvement entre ces deux pôles n’est pas qu’historique,
il est aussi logique ; on le retrouve dans la structure interne de la
parole : l’aliénation (se faire réponse à l’appel de l’Autre) renvoie
à la séparation (parler en son nom, par exemple, selon le désir du sujet),
puis retour à l’aliénation, car il ne peut y avoir de désir du sujet
sans l’Autre, les signifiants auxquelles il se réfère se retrouvant
au lieu de l’Autre. Et ainsi de suite.
Entre ces deux pôles, il y a l’espace où se constitue la subjectivité,
où il y a mobilisation du sujet. Toutefois, certains éléments peuvent
arrêter ce mouvement. Il y a alors fixation de la position du sujet.
Le destin de cette fixation est des plus varié, elle peut prendre la
forme de crise (tel qu’on l’emploie au Centre d’intervention de crise),
de passage à l’acte, d’angoisse intense, s’enkyster dans un symptôme,
etc. Autant de raisons qui peut amener un sujet à faire une demande
d’analyse.
Ces diverses considérations sur la structure de la parole et
ses fonctions ne permettent pas seulement un meilleur repérage des différentes
structures cliniques, ni une élaboration d’une théorie de la subjectivité
plus juste, elles ont également des conséquences éthiques. Le sujet,
avons-nous vu, est un effet de discours, il est déterminé par le désir
de l’Autre. Ce détour, quoique aliénant est néanmoins nécessaire pour
que le sujet assume une position désirante. Ainsi, malgré le fait que
notre position de sujet nous dépasse toujours, au sens où il provient
d’un discours Autre, nous en sommes responsables[xii].
Cautionner, par exemple, les déboires d’un sujet sur l’autre (l’extérieur,
la situation économique, la famille, etc.), même si cela fait partie
de la réalité, va à l’encontre d’une éthique du sujet de l’inconscient.
Ainsi, comme sujet, nous sommes toujours responsables des effets de
notre parole, même si celle-ci, comme on dit souvent, dépasse notre
pensée. À ne pas suivre cette éthique, c’est vers une déshumanisation
et un renforcement de son aliénation que l’on oriente le sujet.
Revenons maintenant sur cette fonction fondamentale de la parole
d’évoquer la vérité. Sans entrer dans les détails de ce qu’est la vérité,
nous pouvons dire qu’elle est pour le sujet ce qui lui est le plus intime,
mais également, ce qui lui est étrangère[xiii]
; quoi de plus commun chez l’être humain que la méconnaissance de ce
qui anime vraiment son désir. La vérité constitue l’essence même
de la subjectivité humaine.
Ce qui permet au sujet d’approcher sa vérité, c’est sa parole
– c’est un parti-pris de la psychanalyse. Toutefois, vous serez bien
d’accord que ce n’est pas n’importe quelle parole qui donne accès à
la vérité. Dans Fonction et champ de la parole et du langage,
Lacan fait la distinction entre une parole vide et une parole pleine.
Disons simplement qu’une parole vide en est une qui n’engage pas le
sujet ; c’est par exemple une parole qui transmet de l’information.
À l’inverse, une parole pleine en est une qui porte à conséquence ;
elle implique qu’une fois dite, le sujet n’est plus pareil après,
qu’il s’en trouve transformé. Tout le dispositif de la cure analytique
tend évidemment à produire de telles paroles.
Cette éthique n’est toutefois pas réservée qu’à l’analyse, elle
est exportable dans tous les lieux de parole, comme le Centre d’intervention
de crise. Voici un exemple tout simple. Un soir, alors que je travaillais
au Centre, une femme (cliente du Centre) que je n’avais encore jamais
rencontrée en entrevue, vient me demander si je pouvais la voir quelques
instants car, disait-elle, ça n’allait pas du tout. Une fois assise,
il lui faut une bonne minute avant d’être capable de dire un seul mot,
puis, elle arrive enfin à me dire qu’elle est terriblement angoissée.
Elle ajoute, sur un ton de regret, qu’elle aimerait bien pouvoir pleurer
mais qu’elle en est incapable. J’interroge alors, avec un ton ne cachant
pas mon étonnement, cette nécessité de pleurer qu’elle semble implorer.
Elle me répond que pleurer lui ferait du bien. J’ajoute alors, cette
fois avec un ton affirmatif, que si elle tente de parler de ce qui l’angoisse,
cela l’aiderait probablement. “ Mais, dit-elle, je ne sais pas
ce qui m’angoisse ” ; puis elle ajoute, sans doute septique par
la simplicité du procédé que je lui offrais, “ vous pensez vraiment
qu’en parlant je pourrais me débarrasser de mon angoisse ? ”. “ Tout
à fait ”, lui dis-je. Durant cinq minutes elle en parle donc. Le
contenu de ses propos n’est pas tellement important – disons simplement
qu’il cerne le lieu de son angoisse en l’associant à la peur de mourir
qu’éveille ses symptômes et que cette peur l’amène à parler de son père.
Ce qui compte, c’est les effets de ce déploiement de parole. Après ces
cinq minutes, elle me dit, tout en étant surprise de se l’entendre dire,
qu’elle n’est plus du tout angoissée. En sortant du bureau, elle se
met à me parler de son plaisir de chanter, ce qui n’était pas sans me
faire évoquer les symptômes dont elle venait de me faire part et qui
concernait principalement ses poumons et ses difficultés respiratoires
! Qu’est-ce qui a bien pu, momentanément, dissiper cette angoisse,
sinon le déploiement de sa parole. En lui donnant à penser qu’il y avait
du savoir derrière son angoisse et en privilégiant la parole comme indice
de vérité, et non l’affect (par exemple, l’encourager à pleurer pour
être plus près de ses émotions), n’y a-t-il pas eu de la parole pleine
qui lui a permis une certaine prise de vérité ? (Mettre le savoir en
position de vérité, telle est l’éthique de la psychanalyse ; cf. le
mathème du discours analytique.)
La parole pleine, c’est-à-dire une parole qui fait acte, conduit
le sujet à reconnaître un désir le concernant. Mais une vérité non-avouée,
qui n’est pas dite, n’en demeure pas moins présente et active. Elle
fait retour par des voies que nous connaissons bien : le symptôme, la
somatisation, les images oniriques, etc.
En terminant, je ne voudrais pas vous laisser sur l’impression
que la parole dit la vérité, que toute la vérité puisse se dire. Notre
expérience, personnelle ou clinique, nous montre bien que tel n’est
pas le cas. La parole n’est pas toute puissante. Il n’y a pas que le
langage chez Lacan, malgré ce que plusieurs pensent, c’est-à-dire ceux
qui ne l’ont pas lu. Il y a un lieu où bute la parole dans son effort
à cerner la vérité, ce lieu Lacan l’appelle le Réel (que l’on peut brièvement
définir par la négative : il n’est ni symbolique, c’est-à-dire régi
par des lois, ni imaginaire, c’est-à-dire pouvant se spéculariser, être
vu sur la surface d’un miroir). Que la vérité ne puisse se dire toute,
fonde son réel. Cela veut donc dire que le savoir ne peut réussir à
recouvrir la vérité : entre le savoir et la vérité, il y a une faille
irréductible. Le sujet est donc divisé, divisé entre son être (vérité)
et sa pensée (savoir). Les signifiants que lui offre l’Autre afin qu’il
s’identifie, le coupent d’une partie de son être, d’où l’étrangeté qu’il
peut ressentir face à lui-même.
Ces faits posent donc des questions aux praticiens de la parole.
À la fois la parole donne accès à la vérité, à la fois elle est ce qui
en éloigne le sujet ! Par exemple, on remarque que ce que l’on appelle
les “ prises de conscience ” (donc un savoir), bien qu’elles
procurent une certaine satisfaction intellectuelle et qu’elles responsabilisent
le sujet, n’opèrent pourtant pas de réelles transformations subjectives
et ne le désaliènent pas de son symptôme. Des questions restent donc
en suspens à propos de ce qui, dans la pratique, résiste aux prises
de conscience. Disons, pour finir, que ce Réel qui fait limite au pouvoir de la parole se manifeste quotidiennement dans la clinique, en empruntant différents habits : l’angoisse, la jouissance et la culpabilité, pour ne nommer que ceux-là. Ce qui nous donne certaines pistes afin de cerner cette question que nous ne pouvons pas ne pas aborder si nous voulons être soucieux des problèmes qui se posent dans notre pratique. [i] Citation d’un psychiatre suisse, Dubois, tirée de l’Encyclopaedia Universalis, no 15, 1985, p. 414. [ii] Sigmund Freud, Contribution à la conception des aphasies (1891), Paris, PUF, 1983. [iii] Joseph Breuer, Sigmund Freud, “ Le mécanisme psychique de phénomènes hystériques ” (1892), in Études sur l’hystérie, Paris, PUF., 1985. [iv] Mélanie Klein, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1968, p. 93, 105, 135-136, 268. [v] Jacques Lacan, “ Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse ” (1953), in Écrits, Paris, Seuil, 1966. [vi] Watzlawick, Le langage du changement, Paris Seuil, p. 13 [vii] Voir Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient (1957-’58), inédit ; et “ Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien ”, in Écrits, op. cit. [viii] “ Je reviens d’abord au corps symbolique qu’il faut entendre comme nulle métaphore. À preuve que rien que lui n’isole le corps à prendre au sens naïf, soit celui dont l’être qui s’en soutient ne sait pas que c’est le langage qui le lui décerne, au point qu’il n’y serait pas, faute d’en pouvoir parler. Le premier corps fait le second de s’y incorporer. ” (Jacques Lacan, “ Radiophonie ”, in Scilicet, no 2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 61. [ix] Id., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses (1955-56), Paris, Seuil, 1975, p. 111. [x] À ce sujet, voir Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, inédit, leçons du 8, 15, 22, 29 janvier ‘58. [xi] Ces deux termes (aliénation et séparation) sont traités par Lacan d’un point de vue logique dans le séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Seuil, 1973 ; et dans Position de l’inconscient, in Écrits, op. cit. Nous les employons ici au sens courant du terme, bien que ce ne soit pas sans rapport avec ce que Lacan développe. [xii] “ De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables. (...) La position du psychanalyste ne laisse pas d’échappatoire, puisqu’elle exclut la tendresse de la belle âme. ” (Id., “ La science et la vérité ”, in Écrits, op. cit., p. 858-9.) [xiii] “ ce Unheimlich (inquiétante étrangeté) n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger que par le processus du refoulement. ” (Sigmund Freud, “ L’inquiétante étrangeté ”, in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard (folio),1985, p. 246. Le “ familier ” n’est-il pas ce qui fait office de vérité pour le sujet ? |