Plaidoyer pour l'ARHPO Ce texte a été écrit à partir des notes qui m’ont servi d’appui pour
mon exposé à la deuxième rencontre clinique de l’Association
Iris,
le 1er avril 2003, portant sur la place de la psychanalyse.
L’association Iris regroupe des services d’intervention de crise
et de réadaptation. Je
désire commenter deux affirmations qui n’ont eu de cesse de s’imposer
à moi au fil de mon expérience au Centre d’intervention de crise
(CIC). Dans
le champ de la dite « santé mentale », seule, malheureusement,
une pratique psychanalytiquement orientée peut apporter une réponse
digne à la douleur, à la folie, aux ruptures, au désarroi… inhérents
à la condition humaine. Une
pratique psychanalytiquement orientée, comme cela peut être le cas
au CIC, ne veut pas dire une pratique de la cure analytique, mais
une pratique qui soutient et qui est soutenue par l’éthique psychanalytique. Le
commentaire de ces deux affirmations se déploiera autour d’une question :
Pourquoi la parole ? *
* * Les
intervenants du CIC porte le titre d’ARH, soit d’agent de relations
humaines. Comment entendre ce titre ? Étymologiquement,
agent, du latin agere
(agir), renvoie à une « cause agissante ». Une première
question se pose : De quoi, comme ARH, se fait-on la cause
? Étymologiquement
toujours, relation, du latin referre
(référer), renvoie à « action de reporter ». Il s’agit
presque, ici, d’une définition de la symbolisation : une chose,
en soi, ne peut pas se signifier elle-même mais seulement en se
reportant à autre chose. Deuxième question : Qu’est-ce qui
(re)met au travail la dimension relationnelle, soit celle de la
symbolisation ? Pour
le dernier terme du titre, humaine,
je ferai plutôt référence à une définition très ancienne de
l’Homme (au sens générique, avec la majuscule), celle d’Aristote,
qui définit l’Homme comme un animal politique, soit un animal doué
de raison et de parole. Ne pourrait-on pas dire que l’homme moderne
a pour politique la mise en question de sa condition – il est rare
que ne soit pas présente chez les résidents du CIC la question du
« Qui suis-je ? », « Qui suis-je pour l’autre ? ».
Pour que l’humanité habite l’Homme, certaines conditions sont nécessaires.
L’Homme ne se réduit pas à ses organes, ni à des schèmes comportementaux,
ni à une détermination génétique ou instinctuelle… Question :
Comment cette mise en question s’articule-t-elle à la crise ? Ces
trois termes soulignent ce qui est trop souvent oublié : que
la réalité[1]
est une construction dont l’auteur et le responsable est le sujet.
Ce qui ne veut pas dire que le sujet soit seul dans cette construction.
Pour faire image, disons que pour construire sa maison, le sujet
se sert de ce dont il a à sa disposition, et ce qu’il a à sa disposition,
c’est généralement ce qui le marque : les éléments historiques et
généalogiques, le langage, les discours ambiants dans lesquels il
est plongé. Quand,
pour différentes raisons, la maison est sur le point de ne plus
tenir, il y a crise ! Quelques
mots sur le sujet. Psychanalytiquement
parlant, le principe d’humanité – expression à la mode depuis quelques
années qui désigne ce sur quoi se fonde la spécificité de l’humain
– se réduit à la présence de ce lieu du sujet (j’aurais pu dire
ici l’inconscient, mais la référence au sujet permet, à mon avis,
de mieux circonscrire les enjeux cruciaux pour le maintien de la
dignité humaine, soit des enjeux avec lesquels nous avons bien sûr
affaire au CIC). Le sujet est le lieu d’où est mis en acte la singularité de chaque être humain. Et l’agent de
cette mise en acte est la parole
– raison pour laquelle celle-ci est au centre du dispositif qu’offre
le CIC. Il
n’y a donc pas de parole sans sujet. Un
autre trait est important à souligner. Si l’Homme n’était pas habité
par le manque[2],
il n’y aurait aucune raison de parler, il pourrait se suffire de
communiquer comme le font les abeilles. Le manque est à la fois
ce qui le fait souffrir (les figures sont multiples : frustration,
jalousie…) mais aussi ce qui le fait désirer. Un incontournable
paradoxe est ici rencontré : le sujet se fait entendre par
un matériel symbolique (il se fait représenter), mais la spécificité
du sujet est d’échapper à toute appréhension symbolique, de résister
à se laisser réduire à une représentation. Le sujet parle et sa
parole est limitée (j’y reviendrai plus loin). Il
n’y a donc pas de sujet sans manque. Pour
le dire autrement, le sujet se définit par le fait de faire obstacle
à toute forme de complétude : complétude du savoir (le sujet
met en échec tout savoir qui le réduirait à un objet – scientifique
ou psychanalytique, par exemple) ; complétude de la vérité (la vérité
du désir du sujet, toujours, échappe) ; complétude d’une jouissance
sans limite (le sujet rappelle, ne serait-ce par le biais de la
souffrance, qu’il n’y a pas de jouissance sans perte). Petite
précision ici. Ce n’est pas ravaler le savoir, la vérité et la jouissance
que de leur attribuer une incomplétude, au contraire. Une mise au
savoir est possible quand celle-ci répond à l’échec d’un savoir
supposément constitué. Pensons à la répétition, celle-ci est généralement
présente tant que le supposé savoir (complet et suffisant), qui
est mis en échec (cf. le côté morbide de la répétition), n’est pas
interrogé par le sujet. De même pour la vérité ; un sujet ne fait
l’épreuve de la vérité que lorsqu’il rencontre la limite de celle-ci.
Cette rencontre se traduisant souvent par un acte – une prise de
décision par exemple. Pour le dire trivialement, la complétude de
la jouissance revient à croire possible d’avoir le beurre, l’argent
du beurre et un baiser de la crémière. La clinique nous montre que
cette illusion se paie au prix, entre autres, de l’angoisse. Dernière
observation sur ce point. La personne soutenant l’une de ces complétudes
risque fort de devenir violente lorsqu’elle rencontrera quelqu’un
se situant à l’extérieur de cette complétude et la contestant Ce
que l’on retrouve tant dans la clinique qu’en politique : de
la violence conjugale à celle découlant de « l’axe du mal »
(cf. Busch). Revenons
au sujet défini comme ce qui fait obstacle à la complétude. Cet
abord du sujet a des conséquences cliniques. Rabattre, par exemple,
tel patient à une représentation (un diagnostic, un savoir expliquant
la crise…) et croire savoir ce qui cloche chez lui ou ce qu’il devrait
faire pour s’en sortir…, revient à écraser l’espace par lequel le
sujet cherche à se faire entendre. Ce qui revient, dans le cas d’une
personne en crise, à ne pas lui offrir les conditions favorisant
le dénouement de sa situation de crise. Poursuivant
mon analogie architecturale, nous avons donc affaire à : Une
construction : la réalité ; Un
constructeur : le sujet ; Un
style : la subjectivité (type de réponse devant le manque que rencontre
le sujet). Avec
ces trois éléments, il devient plus facile de bien circonscrire
ce qui fait la spécificité de la parole dans une approche psychanalytique.
C’est de la prise en compte de cette spécificité que je soutiens
que l’ARHPO, l’agent de relations humaines psychanalytiquement orienté,
offre une réponse humainement digne. La psychanalyse n’est pas la
seule à prendre en compte ce trait humain, mais, force est de reconnaître
que cet abord spécifique de la parole est pratiquement absent dans
le champ québécois de la santé dite mentale. Je
continue sur la parole. Outre qu’elle s’origine d’un manque, qu’est-ce
qui la spécifie ? Si
la parole est centrale dans le travail en intervention de crise,
ce n’est pas parce qu’elle est un moyen de communication, ce n’est
pas parce qu’elle transmet du sens (la crise pourrait correspondre
à un défaut de sens, l’intervention de crise à une restauration
du sens…), ce n’est pas parce qu’elle exprime les émotions… Nous
retrouvons ces différents traits à travers les diverses fonctions
de la parole, mais fondamentalement – c’est-à-dire du point de vue
de ce qui intéresse en premier lieu la psychanalyse, soit la subjectivité
– la parole est l’outil de construction de la réalité, ce qui permet
au sujet de se positionner dans le monde. La parole a une fonction
d’échange, ce qui implique donc un lieu d’adresse et un objet, soit
les éléments du transfert. Parler,
c’est traduire subjectivement le manque dont tout être humain est
sujet. Parler est un acte engageant/engendrant le sujet. Ce point
est crucial parce qu’il implique la dimension éthique liée au déploiement
de la parole – j’y reviendrai un peu plus loin. La
parole sert bien sûr à communiquer, mais lorsqu’il n’y a, chez un
intervenant en santé mentale par exemple, que ce point de vue qui
est pris en compte (réduire la parole à un canal de transmission
d’informations), ça a des effets qui ne sont sans doute pas ceux
que nous visons pour le dénouement d’une situation de crise : -
Ravaler la parole du sujet,
c’est-à-dire ravaler la dimension créatrice du déploiement de la
parole (ce qui peut se créer peut être : un symptôme, un délire,
un savoir pacifiant une angoisse, une manière de s’inscrire dans
un lien social, un montage pulsionnel subjectivement supportable…)
; -
Ne pas rendre le sujet
responsable de la position qu’il occupe dans la réalité (il ne s’agit
pas ici d’une responsabilité civique mais d’être responsable de
son désir et de ses conséquences) ; -
Favoriser une désubjectivation
du sujet pouvant se traduire par la dépression, l’ennui, le conformisme… Autrement
dit, réduire la parole à la communication c’est oublier que le vivant
(l’humanité) se transmet par la parole. * * * Il
est difficile de ne pas souligner un obstacle que rencontre une
ressource en santé mentale dans l’offre qu’elle fait de favoriser
le déploiement de la parole. Notre champ social est tissé de discours
ne prenant pas en compte le sujet. Que la psychanalyse soit née
au moment (fin du XIXe
siècle) où ces discours pénétrèrent massivement le tissu social
occidental n’est sans doute pas un effet du hasard. Je
souligne brièvement trois de ces discours dominants : -
La science. L’efficacité
de la science procède de l’élimination de la subjectivité de son
objet. La vérité de la science ne se conteste pas elle se démontre
par des preuves, des preuves qui se soutiennent par des faits mesurables
et non par un acte de parole (vérité de l’énonciation). Ce qui conduit
à la domination de la technologie (de la médication aux techniques
comportementales) venant trop souvent se substituer au jugement.
C’est ici la faculté de juger, quand ce n’est pas celle de penser,
qui en souffre. -
Le capitalisme. L’économie
pulsionnelle est ravalée au rang d’économie de marché. Au renoncement
de la jouissance comme moteur du désir se substitue la consommation
d’objets de satisfaction comme moteur économique. Ce discours repose
sur un impératif surmoïque : « Consommez ! Jouissez ! Votre
bonheur et celui de la société en dépendent. » Le rapport à
l’objet (de consommation) prédomine sur le rapport à l’autre. C’est
ici la capacité à aimer qui en souffre. -
La démocratie. L’organisation
sociale ne prend plus appui sur un point d’exception, exogène, transcendant
(Dieu, le roi…), elle s’en affranchit. Elle soutient sa souveraineté
sur elle-même. Ça a des avantages mais aussi des effets qui ne sont
pas nécessairement souhaitables. Pour caricaturer, l’adage de la
démocratie pourrait être : « Tous ego ». La clinique
nous autorise à douter de cette illusion de l’égalité ; n’est-ce
pas plutôt l’asymétrie des places qui fait tenir une relation humaine.
Les effets de ce discours posent donc rapidement le problème du
rapport à l’autorité et à la différence. C’est par exemple l’enfant
disant à son père, « tu es qui toi pour me dire quoi faire
! », et le père, en désarroi, qui ne sait pas quoi répondre.
C’est ici le principe d’autorité qui en souffre. Je
ne cherche pas à dire qu’il faille proscrire ces discours, ce qui
serait inutile et méconnaîtrait les nombreux bienfaits qu’ils peuvent
apporter au champ social. Ma remarque vise à souligner la nécessité
d’être critique face aux discours dominants –
parmi ces discours il faut bien sûr inclure celui de la psychanalyse.
Il y a aussi des effets potentiellement ravageants à ces discours.
L’effet qui nous occupe présentement est que ces discours affectent
le sujet. La personne en crise, comme d’ailleurs quiconque, est
traversée par ces discours. Autant a-t-elle besoin de ces discours
pour construire son rapport à la réalité, autant ceux-ci la déchirent.
Je
rappelle la définition que j’ai posée plus haut du sujet :
il fait obstacle à la complétude. C’est
d’ailleurs ce qui est subjectivement dévastateur avec ces discours :
de poser (voire imposer) la croyance en leur complétude (globalisation,
mondialisation…) et de promouvoir l’illusion d’une liberté sans
contraintes – plus précisément, d’une liberté dont les contraintes
ne sont plus celle de la parole. Nous comprenons facilement pourquoi
ces discours sont si dominants : ils soulagent le sujet d’avoir
à assumer les conséquences de ce que parler implique. Tout cela
serait bien merveilleux dans le meilleur des mondes s’il n’y avait
pas un prix à payer. Et ce prix à payer nous en sommes témoins quotidiennement
au centre de crise (dépression, addiction…). Une
pratique psychanalytiquement orientée exige de ne pas oublier le
lien existant entre la douleur du sujet et les discours dominants.
Non pas pour déculpabiliser le sujet, mais pour mieux mettre en
lumière le champ dans lequel il est plongé et à travers lequel il
a à conduire sa vie, à construire sa manière d’habiter le monde.
Une
question se pose donc à l’organisme en santé mentale voulant soutenir
une pratique psychanalytique : offre-t-il un dispositif de
parole permettant au sujet de reconnaître subjectivement les conséquences
de sa parole ? Parler
implique une mise en question du sujet : « Qui suis-je…
comme homme, femme, père, mère… ? » ; « Que me veut l’autre
?… ». De par la structure de ce qui peut orienter une réponse
(le langage, les discours…), il n’y a pas de réponse finale et complète,
sinon imaginairement (méconnaissance moïque, fantasme). Nous avons
donc affaire ici à la question du statut du savoir dans son rapport à la vérité. L’ARHPO,
c’est souhaitable, a un savoir lui rappelant l’incomplétude du savoir.
Concrètement, il
y a une distinction entre repérer les enjeux que rencontre un patient
et savoir ce qu’il veut, ce qu’il devrait choisir, ce qu’il devrait
poser comme acte… Ne pas reconnaître et ne pas soutenir cette incomplétude
du savoir, revient, à mon avis, à ne pas offrir un dispositif de
parole permettant au sujet de reconnaître les conséquences de sa
parole. Cela ne veut pas dire que l’ARHPO n’ait pas à poser un jugement
clinique, mais son jugement ne doit pas venir compléter le trou
dans le savoir auquel est confronté le patient. En complétant ce
qui fait défaut au savoir du patient, nous n’offririons pas les
conditions pour que puissent être prises en compte les conséquences
de la parole. Cette prise en compte constitue le meilleur agent
d’humanisation des rapports sociaux parce qu’il implique la reconnaissance
des limites et des impossibilités inhérentes à la structure de la
réalité humaine. Quelques
mises en garde Il
ne faudrait pas croire que la parole est toute-puissante. Le croire
reviendrait à nier le sujet, à nier le fait qu’il soit habité par
un manque irréductible. Il
ne faudrait pas croire qu’il n’y ait qu’à laisser parler quelqu’un
en crise pour que celle-ci se dénoue. Pour que le déploiement de
la parole porte à conséquence (il nous faudra définir la nature
de cette conséquence), encore faut-il que certaines conditions favorisant
les conséquences de ce déploiement soient mises en place. C’est,
en partie, au dispositif qu’offre la ressource en santé mentale
d’installer ces conditions. L’efficace
de la parole (d’être l’outil de la construction de la réalité) se
fonde sur sa limite. C’est au lieu de sa limite que quelque chose
peut s’inventer, qu’un acte peut être posé. Le sujet répond à l’incomplétude qu’il rencontre
et qui lui est révélé (référence ici à la vérité) par l’expérience
de la limite de sa parole. Quand, lors d’un événement où est rencontrée
une figure de l’incomplétude – autrement dit quand quelque chose
fait énigme au sujet : une perte, son identité, un envahissement
pulsionnel incontrôlable… –, une personne ne sait pas quoi faire,
ni comment se positionner, cette personne a alors tout ce qu’il
faut pour être en situation de crise. D’ailleurs, la racine grecque
du mot crise, krisis, renvoie à « décision ». La
crise n’est-elle pas le temps d’attente d’une décision, d’une décision
portant sur cette rencontre de l’incomplétude révélée par la limite
de la parole ? Décision qui sera prise puis soutenue par un travail
de la parole – à moins qu’elle ne soit reportée et qu’un symptôme
supplée à la non-décision. En
d’autres termes, le défaut de la parole est à la fois ce qui
embarrasse le sujet et son salut ! J’ai
dit qu’il revenait au dispositif mis en place dans une ressource
d’offrir les conditions de déploiement de parole. Celui-ci est nécessaire
mais n’est pas suffisant. Encore faut-il que les intervenants soutiennent
ce dispositif, ce qui relève de leur responsabilité. Nous
nous faisons, comme intervenant au Centre de crise, l’adresse et
le support du déploiement de la parole des personnes en crise. Nous
retrouvons l’étymologie du mot agent auquel je faisais référence
; en se faisant la « cause agissante » du déploiement
de la parole, l’intervenant favorise l’instauration du transfert.
En supportant le déploiement de la parole, les intervenants orientent
la personne en crise à rencontrer la limite de sa parole. À ce point,
comme je l’ai maintes fois répété plus haut, nous ne suppléons pas
à ce défaut. L’art du clinicien, de l’ARHPO, consiste à soutenir
ce défaut sans le compléter, même si le patient, souvent, n’attend
que cela. Cette position est délicate. Le
lieu d’adresse d’une parole est toujours inclus à l’intérieur du
déploiement de parole du sujet (ce lieu est présent dans un monologue
intérieur, dans un rêve, lorsque nous pensons…). Qu’arrive-t-il
quand l’intervenant reçoit les paroles de la personne en crise ?
D’une
part, il est et n’est pas le lieu d’adresse de cette parole. Il
ne l’est pas parce que souvent cette parole s’adresse à un autre
qu’à l’intervenant ; il l’est parce que la présence de l’intervenant
y est pour quelque chose dans le déploiement de la parole. L’intervenant
doit donc manœuvrer avec ce trait propre au transfert : la
duplicité. D’autre part, l’intervenant qui se fait la cause agissante
de la parole du patient se trouve, qu’il le veuille ou non, à avoir
un pouvoir sur le déploiement de parole du sujet. Que fait-il de ce
pouvoir ? Il
ne s’identifie pas à ce lieu d’adresse (Autre) de la parole du patient
tout en le soutenant. Il maintient
cet écart (autrement dit, il se sert de la duplicité du transfert),
ce qui favorise le « plein » déploiement de la parole
au sens où celui-ci s’oriente vers la vérité qui est en jeu pour
le sujet parlant. Une
autre mise en garde s’impose ci. Il ne faudrait pas croire que l’intervenant puisse ne pas faire obstacle au déploiement de la parole.
Je dirais plutôt qu’il est de sa tâche de faire le moins possible
obstacle à ce déploiement. Il est impossible d’éliminer la
part subjective liée à la position de l’intervenant ; ce qui ne
veut toutefois pas dire que l’intervenant puisse tout faire. L’intervenant
fait face à un double écueil : -
Il y a toujours une limite à notre position d’objet qui se fait
cause agissante au déploiement de la parole. Dès que nous pensons
pour et par l’autre (ce qui est très facile, voire inévitable),
dès que nous écoutons le sens que nous supposons aux paroles que
nous entendons (donc, avec nos préjugés), nous nous posons comme
obstacle. -
Prendre le patient comme objet (objet d’étude, l’écouter avec le
filtre de son fantasme, le prendre comme appui à son symptôme…)
bouche toute possibilité de déploiement de parole. Bien
que le patient nous suppose un savoir, nous savons très peu de son
désir et des fondements fantasmatiques de sa position subjective.
Une position morale (faire de la discrimination de symptômes), un
psychologisme (savoir complet sur les intentions de l’individu),
écrase tout déploiement de parole. Par contre, nous avons intérêt
à en savoir sur la structure inhérente à la parole, au transfert,
au désir… Soutenir
une éthique analytique Que
se passe-t-il chez la personne qui sera en crise ? Sa position subjective
devenant pour certaines raisons insupportable, il n’y a quasiment
plus rien (du moins pour un temps) qui fasse tenir sa place dans
le monde, qui rende supportable l’insupportable. Quelque chose (ce
qui faisait tenir) fait rupture et précipite la personne dans un
état d’angoisse que nous appelons une crise. Prendre
en compte la dimension subjective en jeu dans une crise fait intervenir
une nouvelle question. Comment, pour l’objet qu’est la subjectivité,
avoir un cadre de travail consistant, alors que le propre de cet
objet est d’échapper à tout encadrement ? Il me semble important
de ne jamais perdre de vue cette question dans la mise en place
d’un dispositif d’intervention de crise, mise en place s’actualisant
chaque fois que nous accueillons une nouvelle personne au Centre
de crise. L’espace
de parole qui est offert aux personnes en crise vise à ce que leur
parole porte à conséquence, ai-je dit. Mais quel type de conséquence
? La
parole, quant elle se déploie à l’intérieur d’un dispositif prenant
en compte le sujet, a des implications éthiques : elle
rend responsable le sujet de la position dans laquelle l’engage
sa parole. C’est, par exemple, tel patient qui en arrive à dire :
« Je ne peux plus faire, maintenant, comme si je n’avais pas
dit que… ». Ainsi,
l’intervention de crise
ne vise pas, à tout prix, à rapidement boucher le lieu de la rupture,
à rendre supportable l’insupportable au plus vite. Mais plutôt,
de « simplement » favoriser que quelque chose puisse se
dire de cette rupture. De cette façon peut être reconnue la liberté
du sujet – liberté qui n’est pas sans contraintes, bien sûr. Parce
que la parole est irréductible, parce qu’elle ne peut pas tout dire,
elle engage le sujet. La parole est donc centrale dans le travail
de l’ARHPO, car à l’intérieur même de son déploiement gît une dimension
éthique qui peut être d’autant plus soutenue qu’est facilitée la
rencontre de cet irréductible (la limite interne de la parole).
Ici, l’ARHPO se fait le facilitateur de cette rencontre. Soutenir
une éthique psychanalytique nécessite le maintien de cette irréductibilité.
Par la négative, cela implique de ne pas croire : à un
savoir complet ; à une vérité absolue ; à un rapport à l’Autre harmonieux
; à la possibilité d’une communication sans malentendu ; à une jouissance
sans perte… Ce qui revient donc à offrir un espace de travail qui
ne fait pas faire à la personne en crise l’économie de son rapport
au manque, autrement dit, qui n’évacue pas ce qui spécifie l’humanité
de l’Homme. [1]
Pour ne pas alourdir mon exposé, je laisse de côté cette
question de la réalité. Elle m’apparaît toutefois cruciale pour
une pratique psychanalytiquement orientée, que l’on pense seulement
aux deux principaux opérateurs de sa construction : la
pulsion et l’identification. Deux concepts fondamentaux de la
psychanalyse, qui sont en jeu dans quasiment tous les cas que
nous rencontrons au CIC. [2] La différence (des sexes, générationnelle…) est une figure du manque vis-à-vis de laquelle se positionne le sujet.
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