Lubie de déni et, le messie, nom propre.
Crise des buts et des fins.

Guy-Robert St-Arnaud

Le névrosé est au fond un Sans-Nom. (J. Lacan) 

  Ce texte pose un parcours de lecture d’une crise en terme d’effet de retour (partie I) d’une réitération signifiante à l’intérieur de deux champs théologiques (judaïsme et christianisme - partie II)  faisant appel à une stratégie discursive commune sous-jacente (partie III). 

I- Le duel et la répétition 

  Crise ! Tourment, bouleversement, violence, ces termes conduisent parfois à des turpitudes.  Les liens signifiants tissés au fil du temps des relations de la vie quotidienne meublent parfois le contenu même de la haine à mort qui alimente le foyer de perpétuel conflit.  Pourquoi des gens qui encore hier semblaient s’aimer si intensément en viennent-ils à se détester si ultimement ?  Bosnie, Rwanda, relations amoureuses.... la liste de l’hécatombe fleurit le panthéon de la bêtise, voire de la bête humaine.

  Hélas, le musée des atrocités regorge d’imagination.  Et que dire lorsque la dimension religieuse vient s’arroger ce lugubre faste ? Belfast, Algérie, Iran, Israël, Croisades, le fanion de la guerre sainte ne manque pas d’agitation. Mais tous ces individus ne sont-ils pas de bons catholiques, de bons protestants, de bons musulmans, de bons Juifs, et finalement de bon aloi ?  Leurs convictions ne démontrent-elles pas que le prix de leur juste cause ne peut être moindre que la vie elle-même ? Les ravisseurs de la rançon de l’absolu ne négocient pas à moindre frais. Le tout pour le tout, et rien de moins !

  Or chacun des protagonistes estime avoir droit à sa tribune.  Si l’histoire constitue “ le lieu où le refoulé vient à réapparaître ”[i], il est loisible de s’interroger sur ce que plusieurs appellent d’ores et déjà “ le retour du religieux ”. En se référant à  Malraux sur “ la possibilité d’un événement spirituel à l’échelle planétaire ”, Luc Ferry[ii] s’interroge sur un tel portrait du XXIe siècle. Le divin étant de plus en plus soustrait du champ social et politique, nous serions en train d’assister à “ une divinisation de l’homme qui nous reconduit vers de nouvelles formes de spiritualité ”[iii].  De son côté, Régis Debray en conclut : “ Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas, le cours des événements semble suggérer qu’un choix a maintenant été fait ”[iv].

  Si cette dimension religieuse fait retour sous la forme de nouveaux mouvements religieux, voire sous les aspects des thérapies du transpersonnel, le XXe siècle aura néanmoins laissé les traces d’un traumatisme, à savoir l’industrialisation de la mort ayant pour cible les Juifs. Bien des motifs à teneur économique, politique voire même scientifique tentent de cerner les causes qui ont conduit au nazisme. Notre visée s’oriente plutôt vers une lecture critique de l’effet de ressac à l’intérieur même du religieux. 

  D’une part, le judaïsme ne porte-t-il pas une identité fondamentalement rattachée à une terre promise à conquérir au nom même de Yahvé ? D’autre part, comment l’Occident façonné par un héritage constitué de valeurs chrétiennes a-t-il pu laisser libre cours à l’émergence d’une pensée comme celle du nazisme ?  Hélas, ces deux pôles sont facilement trivialisés en des affirmations excessives réduisant tantôt le christianisme au despotisme d’une religion incestueuse évacuant la place du père, tantôt le judaïsme à une religion où la société civile et la religion se trouvent confondues. Assimiler le judaïsme à une guerre sainte et le christianisme à une entreprise comme le nazisme ressemble davantage à un débordement qu’à une tentative de compréhension critique. 

  Quoi qu’il en soit, ni le judaïsme[v] ni le christianisme n’offrent un parcours sans heurt. Les prières des catholiques pour les Juifs perfides marquent à quel point le duel a suivi son cours[vi]. Même le terme perfide porte les traces d’un déplacement de sens.  Un glissement s’est opéré à partir d’un contenu de foi à une attitude sournoise et insidieuse. En effet, le terme revêt aujourd’hui une connotation de tromperie, c’est-à-dire ce qui est  “ dangereux, nuisible sans qu’il y paraisse ” (Petit Robert, 1986). Rare jusqu’en 1606, le terme perfide vient du latin fides, c’est-à-dire foi. Avoir la bonne foi, dans un contexte de chrétienté, correspond à la foi chrétienne.  Par conséquent, le Juif perfide se trouvait associé à l’in-fidèle, celui qui “ viole la foi ” et dont les pères ont mis à mort le divin sauveur Jésus-Christ. 

  Une meilleure connaissance des divers groupes vivant au temps de Jésus a conduit à de nombreuses nuances concernant l’accusation de déicide. Le portrait associé à Jésus dans les évangiles écrits autour des années 70 à 95 n’est pas le même que celui des années 30. Alors que dans les évangiles les pharisiens apparaissent comme l’antithèse de Jésus par leur légalisme étroit, ce groupe était plutôt considéré comme progressiste suite à la place accordée à la dimension orale de la loi. Entre les années 30 et 70, un événement important a modifié sensiblement les rapports de pouvoir. En 66 éclate la guerre des Juifs et Jérusalem est prise par les Romains en 70[vii]. La cohésion du judaïsme repose maintenant sur les épaules des pharisiens, désormais seul groupe en puissance après 70.

  Lors des premières décennies, chrétiens et Juifs des villages priaient en un lieu commun, la synagogue (Mt 4, 23 ; 9, 35). Si une telle pratique prévalait dans les premières décennies, la situation devint plus difficile après la guerre de 66. Se rappelant que la crucifixion était une sentence romaine contre un agitateur politique, il devenait compromettant pour les Juifs d’assumer en leurs murs un groupe qui avait la prétention d’annoncer un messie crucifié. Venant des Juifs qui se rebellaient constamment, un tel message ne pouvait qu’éveiller la suspicion de l’occupant romain. Ce climat tendu transparaît directement dans certains passages du Nouveau Testament, tel Mt 23 énonçant une série de malédiction à l’attention des pharisiens.

  Si le litige a pris plusieurs formes, un des points de désaccord fondamental porte précisément sur la question du messie. Le judaïsme ne reconnaissant pas Jésus le Christ comme étant le messie, le christianisme conduit à une voie différente bien qu’il partage une origine commune.  Notre attention se porte donc sur ce point de rupture faisant effet de scansion dans l’histoire[viii].  Si cette tension entre Juifs et chrétiens ne cesse de faire retour, est-il possible de cerner “ ce qui n’est pas venu au jour du symbolique ”[ix] et qui ne cesse de resurgir dans le réel ? 

II- Du messianisme juif au messie chrétien : passage du commun au propre 

  Le terme de messie est directement lié au nom “ Christ ”.   Le passage de l’hébreu au grec, de mâchiah-oint à christos-messie, trace une continuité directe[x] entre les termes oint[xi], messie et christ. Il en résulte que les interrogations sur ce triple saut langagier se trouvent au cœur d’un secteur particulier de la théologie nommé christologie.

  L’exégète R. E. Brown envisage la christologie dans ce qu’elle provoque de “ plus littéral ” :  

  “ En grec ‘Messie’ se dit Christos, d’où ‘Christ’. Messie ou Christ était une appellation si courante de Jésus que, sous la forme composée ‘Jésus Christ’, ou employée seule ‘Christ’, elle devint rapidement l’équivalent d’un nom de personne. Au sens le plus littéral, donc, la ‘christologie’ étudierait la manière dont Jésus en est venu à être appelé le Messie ou Christ et ce que l’on entendait par une telle désignation. ” [xii] (nous soulignons)

  La définition de Brown offre un exemple d’effet langagier sur les rapports entre le commun et le propre. Ce qui se présentait comme une particularité commune au roi, puis aux prêtres de l’Ancien Testament, est devenu spécifiquement en Jésus un nom propre. Le titre commun attribué aux personnes ayant reçu l’onction s’écrit désormais avec une majuscule pour Jésus, le Christ. Il est pertinent de noter que la distinction christ et Christ ne s’entend pas mais se discerne à l’écrit. Pour le christianisme, le messianisme, à commencer par l’onction comme geste indélébile d’une marque translucide inscrite sur un corps, se rattache proprement à une écriture. Celle-ci convie à ce moment de passage où le propre est venu recouvrir le commun. Ce saut ne s’avère pas marqué d’une absolue séparation mais dessine plutôt un espace qui donne à lire. De même que le boulanger, nom commun, pétrissant le meilleur pain de la région en viendrait à être appelé Monsieur Boulanger, nom propre, le christianisme crée une scansion où le Christ s’est démarqué du judaïsme. De même qu’il serait inapproprié de prétendre qu’à partir du moment où le boulanger s’appelle M. Boulanger, il cesserait d’être boulanger. De même, il serait incongru d’affirmer que le Christ n’a plus aucun rapport avec ce que furent les représentants du ‘christ-messie’ dans le judaïsme. Et pourtant, le christianisme a fait surgir une nouveauté. En effet, celle-ci demeure importante puisque l’attente d’un Messie investi d’une dimension propre s’avère étrangère à Israël.  W. Harrington écrit : 

  “ Au sens le plus large du mot, le messianisme est pour Israël l’attente d’une destinée glorieuse. Plus précisément, elle est l’attente d’un salut définitif qui implique l’inauguration manifeste du royaume de Dieu. Le règne de Dieu s’établira d’abord sur Israël, puis, par son intermédiaire, il s’étendra au genre humain tout entier.

  Il faut bien remarquer ce point : le messianisme est une attente confiante de l’établis-sement du règne de Dieu ; il n’est pas question, au début, d’un Messie. Et même après que la figure de ce dernier aura commencé à se dessiner, on ne verra jamais en lui qu’un instrument de Dieu, destiné à instaurer son règne, celui-ci réclamant une intervention personnelle de Yahweh lui-même.

  Jamais le Messie ne fut l’objet de l’attente messianique d’Israël; aux yeux de ce peuple, il était celui par l’intermédiaire duquel cette attente devait être comblée. ”[xiii] (nous soulignons)  

  En posant la particularité du caractère personnel ou du nom propre du Christ-Messie, Harrington et Brown manifestent que le christianisme n’attend plus un autre messie et s’avère essentiellement messianique d’un point de vue constitutif. Jésus le Christ n’est plus un parmi les autres, mais il inscrit à la fois l’achèvement et la naissance d’un paradigme.

  Si ce rapprochement entre Jésus et Christ semble fondamental au christianisme, il n’en demeure pas moins “ doublement problématique ” dans un contexte pré chrétien, comme le rappelle J. Doré[xiv]. En effet, l’attente messianique n’occupait qu’un espace limité dans l’ensemble de l’eschatologie juive et il est de plus en plus douteux que Jésus ait accepté sans réserve le titre de messie[xv]. Ceci dit, il s’avère que dès le premier siècle de la prédication chrétienne, la fidélité à Jésus de Nazareth et l’expression de l’espérance  du Règne de Dieu passent par le nom de Christ et la désignation de chrétiens (Ac 11, 26).

   La prise en charge du paradigme christologique donne lieu à un axe de recherche tourné vers deux directions.   

  La première envisage l’investigation du passé.  Elle s’inspire des travaux de l’exégèse, en outre historico-critique, et des nouvelles connaissances du milieu sémitique afin de mieux situer les ressemblances et les différences des attentes messianiques de divers groupes (esséniens, pharisiens, baptistes, zélotes...) en regard de la figure de Jésus-Christ. Dans cette direction, Pierre Grelot met en garde contre certains écueils[xvi]. Par exemple, enfermer le messianisme en Israël dans une interrogation sur le caractère purement humain ou transcendant[xvii] du Messie s’avère réducteur dans un contexte de monothéisme. De même, rendre compte de l’incrédulité des contemporains de Jésus par une dévaluation de l’attente messianique due à des préoccupations politiques ou des préjugés légalistes relève plus de la caricature que de la mosaïque d’un peuple traversé par des crises identitaires face aux cultures grecque puis romaine. 

  D’un point de vue méthodologique, Charles Perrot invite à se prémunir contre le recours au mythe de l’originaire où l’investigation des traces du passé voudrait justifier la prétention à une saisie de l’événement comme tel : “ Et la recherche de l’originaire, dans lequel toutes les valeurs seraient soi-disant concentrées, risque souvent de voiler le texte actuellement donné, pour ne considérer en lui que le pâle reflet d’un paradis perdu... ”[xviii]

  La deuxième direction de cet axe de recherche paradigmatique se tourne vers le devenir. Selon cette perspective, il s’agit d’aborder le discours sur les fins dernières, soit l’eschatologie, à partir de l’événement Jésus-Christ. 

  Le lien intime entre christologie et eschatologie ne signifie pas la réduction possible d’un terme à l’autre.   Moltmann distingue[xix] l’avenir messianique, situé dans l’histoire ou à sa fin, et l’avenir eschatologique de l’ensemble de cette histoire. Aussi, Moltmann pose le messianisme dans un kaïros, un bon moment, et rappelle cet aphorisme d’un maître talmudiste du IIIe siècle : “ Trois choses arrivent sans que nous y prenions garde : le Messie, un objet trouvé, et le scorpion. ”[xx] Cette ouverture d’un “ à-venir ”, Moltmann la considère comme la voie d’une christologie qui ne s’enferme plus dans un dilemme[xxi] ontologique “ Vrai Dieu ” ou “ Vrai homme ”. Elle s’inscrit plutôt dans la foulée du questionnement de Jean le baptiste, voire Baptiste, soumis à l’épreuve d’entendre et de voir l’actualisation messianique du Dieu qui vient :   

 “ Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des œuvres du Christ. Il lui envoya de ses disciples pour lui dire : ‘ Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ?’  Jésus leur répondit : ‘ Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez : ... ” (Mt 11, 2-3, nous soulignons)   

  Cette christologie tente d’éviter le “ prix du messianisme ” que décrit G. Scholem. Sans cette inscription de l’espérance au sein de l’histoire, le messianisme devient une fuite en avant marquant une vie en sursis.  L’enjeu s’avère de taille puisqu’il en va de la possibilité d’un dialogue judéo-chrétien. Envisager la rédemption selon un ilôt éthéré en Jésus sans une transformation radicale de la création et de la culture s’avère plus que dirimant, soit un obstacle majeur : 

  “ C’est une façon totalement différente de comprendre la rédemption qui commande l’attitude à l’égard du messianisme dans le judaïsme et dans le christianisme [...] Dans toutes les formes qu’il a prises, le judaïsme est toujours resté attaché à une façon de comprendre la rédemption qui y voit un événement qui se produit publiquement, sur la scène de l’histoire et au cœur de la communauté, bref qui se produit dans le monde du visible et qui est impensable sans une telle manifestation dans le visible. À l’opposé le christianisme voit la rédemption comme un événement qui se produit dans le domaine spirituel et dans l’invisible... ”[xxii] (nous soulignons) 

  Ce point de vue issu d’une perspective juive provoque de profonds remous lorsque Moltmann aborde “ le donné messianique ”[xxiii]. Aussi, le lecteur est-il plus en mesure d’apprécier la place de son contre-pied christologique ? Moltmann débute par un rappel : “ Que veut dire ‘christologie’, sinon messianologie ? ‘Le Christ’ est le Messie d’Israël. Le Messie d’Israël est l’‘oint de Yahweh’ dont le souvenir suscite l’espérance en lui et en sa Seigneurie qui sauve ”[xxiv].   Bien conscient de cet acquis traditionnel, le contraste devient quasi flagrant :  

  “ Et pourtant il ne faut cesser de rappeler le souvenir de l’Ancien Testament et de l’histoire d’Israël dans laquelle Jésus a vécu et à partir de laquelle s’est constituée la signification théologique qui est la sienne en tant que ‘‘Christ’’.  C’est pourquoi nous ne verrons pas dans ‘‘Christ’’ un nom proprecomme le faisait déjà, il est vrai, la communauté hellénistique primitive –, mais nous y verrons un titre disant sa fonction pour les hommes à sauver et pour le monde qui vient. ”[xxv] (nous soulignons) 

  Le nom propre se réduit-il à une description[xxvi] ? Si le rapport à l’histoire d’Israël s’avère une entreprise des plus judicieuses, l’effet de négation porté au nom propre Christ se fait au détriment de l’introduction d’une mise à part du facteur hellénistique[xxvii]. Cette division n’est pas sans conséquence puisqu’elle impose, selon Moltmann, une double traduction afin de retrouver ce qui serait la “ signification originelle ” :  

  “ Aussi faudra-t-il toujours retraduire le nom de Christ, et revenir au titre de Messie pour prendre en compte ses significations originelles : Jésus, le Messie ; l’Église, la communauté messianique. ‘‘Chrétien’’ n’est pas le nom d’un parti, mais une promesse : il s’agit du donné messianique. ”[xxviii] (nous soulignons) 

  Tourné vers l’à-venir, la perspective théologique de Moltmann intègre plus aisément ce déplacement de l’identité vers une promesse. Ainsi, il veut évacuer une récupération antijuive de la christologie par les chrétiens afin de permettre un dialogue. Ayant atténué les divergences causées par le nom propre de Christ, Moltmann écrit :  

   “ Ce qui est commun [l’espérance du Messie] dans la contradiction est souvent plus fort que ce qui est commun dans l’accord. C’est pourquoi aucune christologie chrétienne ne doit tenter de liquider l’espérance juive du Messie : Jésus n’est pas ‘‘la fin du Messie’’. [...] Jésus n’est pas l’‘‘accomplis-sement’’ de  l’espérance du Messie qui abolit Israël. ” [xxix]  

  Posées dans un contexte de redécouverte des racines profondes du christianisme, les affirmations précédentes tentent de redonner une place au judaïsme qui a souvent été ignoré dans sa dynamique propre. Par contre, une interrogation se pose rétroactivement à partir du christianisme.  Si ce dernier n’attend plus un autre Messie que le Christ, cette forme d’accomplissement de l’espérance du Messie conduit-elle nécessairement à l’abolition d’Israël consistant à “ liquider l’espérance juive ” selon Moltmann ?

  La réaction de Moltmann face à l’objection juive contre la messianité de Jésus laisse quelque peu perplexe pour l’ouverture d’un dialogue. Alors qu’un point de vue juif plaide pour la manifestation visible et concrète d’une transformation messianique, Moltmann s’interroge :   

  “ Le sauveur lui-même peut-il déjà être venu dans le monde avant que la rédemption ne s’effectue réellement ? Telle est la question vitale pour les chrétiens : peut-on déjà être chrétien dans ce monde non sauvé, et exister ainsi comme un homme messianique ? ”[xxx] 

  Dans un premier temps, l’objection juive est reformulée et transposée du point de vue chrétien. En bref, le judaïsme met le christianisme au défi.  Si les chrétiens prétendent que le Messie est venu, dites nous “ ce que vous entendez et voyez ” concrètement (cf., Mt 11,4) alors que les Juifs entendent et voient toujours un monde non sauvé.

  Dans un deuxième temps, Moltmann réagit à cette interrogation sur la possibilité de l’existence chrétienne avant une transformation rédemptrice manifeste : 

  “ Avant de tenter de répondre à cette mise en question critique de l’existence chrétienne, il nous faut cependant poser la question en sens inverse, car l’argument du ‘‘monde non sauvé’’ rejaillit aussi sur l’existence juive.  [...]  dans ce monde sans Dieu, peut-on être déjà juif ? ” [xxxi] 

  Il semble que Moltmann ait considéré ce qu’il appelle l’objection juive comme un argument ad hominem. En effet, il rétorque en reprenant le même contenu pour le retourner contre les propos de Scholem. D’autant plus surprenant qu’une telle réponse esquive précisément le report situant la place particulière du messianisme dans le judaïsme.  Or, Moltmann l’avait précédemment admis comme élément original du judaïsme dans son appréciation d’une phrase de M. Buber : “ Le messianisme est l’idée la plus profondément originale du judaïsme, affirmait Martin Buber à juste titre. ”[xxxii]

  Cette opposition trouve sa cohérence au prix d’une radicalisation vers un devenir constitutif d’un lieu exclusif où peut se légitimer le messianisme chrétien :  

  “ Le oui chrétien à la messianité de Jésus, qui se fonde sur une réconciliation qui est crue et dont on fait l’expérience, reconnaîtra par conséquent le non juif qui se fonde sur la non-rédemption du monde dont on fait l’expérience et dont on souffre, et il le fera sien dans la mesure où c’est à l’intérieur de l’espérance de l’avenir seulement, et dans la contradiction présente de ce monde non sauvé, qu’il parle de rédemption totale et universelle du monde. ”[xxxiii] (nous soulignons) 

  Les deux pôles christologiques du même paradigme messianique, Jésus-Christ, présentent d’un côté la limite d’un mythe tourné vers l’originaire et de l’autre un déplacement vers un non-advenu. Ces deux directions deviennent l’écho d’un malaise théologique offrant des résistances à une nomination de Jésus dans sa singularité propre de Christ pour un ici et maintenant.  La suite de ce texte propose de mettre à jour une stratégie discursive sous-jacente à ces deux discours et à l’impossible dit qui fait retour. 

III- Relecture du parcours et achèvement. 

  Le  paradigme messianique introduit une dimension contradictoire dans le rapport à l’histoire. Souvent, la perspective chrétienne a reporté dans un au-delà, du temps présent ou de l’espace actuel, la solution à des situations d’impasse de l’histoire. Le messianisme se trouve devant ce double écueil contradictoire consistant à spiritualiser ou à déplacer dans un temps futur.   Cette discontinuité resurgit dans la discontinuité entre judaïsme et christianisme.

  Abordant cette contradiction à partir du dispositif discursif mis en cause,  la dimension rétroactive d’un enchaînement signifiant s’avère pertinente. En se plaçant du côté du judaïsme, qui est en mesure de décider du caractère suffisant ou non de telles ou telles actions d’une personne pour lui accorder le titre de messie ? Les premiers chrétiens ont répondu, peut-être implicitement, à cette question. D’une certaine façon, leur réponse consiste à dire que personne ne peut en juger. Pour ce faire, ils ont nommé d’un nom propre bien identifié ce Jésus, le Messie-Christ[xxxiv], comme étant celui qui met en déroute la possibilité d’une suffisance messianique. L’intensité d’une ou de plusieurs actions particulières ne peut venir clore et éteindre le dynamisme de ce paradigme. 

  Le Christ devient le nom très singulier de l’identification de cet évidement incessant des multiples prétentions à une main mise sur le règne de Dieu: “ Alors si quelqu’un vous dit : Voici : le Christ est ici! ou bien : Il est là !, n’en croyez rien. ” (Mt 24, 23) Ce radicalisme du paradigme du Messie, l’évangéliste Marc semble le faire porter à Jésus concernant la manifestation glorieuse du Fils de  l’homme : “ Quant à la date de ce jour, ou à l’heure, personne ne le connaît, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, personne que le Père. ” (Mc 13, 32). 

  Par définition, la christologie se trouve au cœur de la nomination de ce rapport entre Jésus et Christ. Ce nom de Christ-Oint ne relève pas de l’imposture théologique même si Jésus n’a reçu aucune onction d’huile caractérisant le messie royal de la lignée davidique. Jésus a plutôt été oint de l’Esprit, “ Dieu l’a oint de l’Esprit Saint ” (Ac 10, 38). Or dans une perspective johannique, l’Esprit fait entendre sa voix qui évide la suffisance :  “ Le vent (pneuma) souffle où il veut et tu entends sa voix (phonen), mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit (pneumatos). ” (Jn 3, 8) L’écriture translucide de l’onction d’huile faite sur un corps est lue comme une voix qui ouvre ce corps de l’intérieur, en exclusion interne[xxxv], pour l’empêcher de se clore en un titre acquis ou conquis.           

  Une telle perspective se constituant à partir de la nomination ne justifie ni le christianisme, ni le judaïsme. L’un et l’autre sont conviés au manque radical, lequel renvoie chacun à leur élaboration théologique. Autant les auteurs chrétiens ont fait du Christ le mot de la fin, autant des auteurs du judaïsme réduisent l’action messianique à son ici et maintenant[xxxvi].

  Du point de vue de la structure, l’évidement produit par le passage du nom commun, lié à la fonction d’oindre, au nom propre Christ cerne cette place du signifiant manquant dans l’Autre ou ce signifiant du manque de l’Autre. Curieusement, Lacan l’a directement relié à l’opération de nomination[xxxvii] du nom propre : “ Il [S( )] est comme tel imprononçable, mais non pas son opération, car elle est ce qui se produit chaque fois qu’un nom propre est prononcé ”[xxxviii]. Si son énoncé s’égale en sa signification, c’est dans ce qu’il cerne d’impensable au sujet. 

  L’écriture selon la géométrie projective de Desargues devient significative à cet effet. Comment concevoir le passage d’un élément de dimension deux à un élément de dimension une ? Ce rapport pourrait servir à écrire le passage du judaïsme au christianisme, non pas sous la modalité de la fin, mais plutôt d’une nomination interpellant l’un et l’autre au manque constitutif de leur discours respectif. Cette nomination correspondrait à un achèvement. L’achèvement se distingue de la fin en ce sens qu’il ne vient pas clore à tout jamais. Il instaure plutôt l’espace d’un manque permettant à chacun d’advenir.    Pour faire écho au titre, “ lubie de dénier le Messie ” comme non propre renvoie à une dynamique de castration refoulée où le manque est maintes fois couvert de la tyrannie. 

Annexe :  

- Comment passer du cercle à la droite ? 

 

 - En se situant selon une géométrie projective, on peut associer un à un les points du cercle à un point de la droite infinie. Mais il existe un point manquant, marqué plus bas en noir sur le cercle, qui n’a de correspondant qu’à l’infini : ce point constitue ce que nous avons identifié à un achèvement (lieu de la nomination, trace du passage du nom commun au nom propre). 

 

 

 

[i] Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1996, p. 388.

[ii] Luc Ferry, L’homme-Dieu ou le Sens de la vie, Paris, Grasset, 1996, p. 127.

[iii] Ibid., p. 127.

[iv] Régis Debray, À Demain De Gaulle, Paris, Gallimard, 1990, p. 16-17.

[v]  Les stratégies militaires ne datent pas d’hier. Lorsque la famille de Jacob vint s’établir au pays de Canaan, à Sichem, une des filles du groupe sortit pour aller rencontrer les filles du lieu. Or, le prince de Sichem coucha avec elle et lui fit violence (Gn 34, 2).  Épris de cette fille, le prince voulut conclure une entente avec Jacob et ses fils en vue d’allier les deux groupes : “ vous nous donnerez vos filles et vous prendrez les nôtres pour vous. Vous demeurerez avec nous et le pays vous sera ouvert : vous pourrez y habiter, y circuler, vous y établir. ” (Gn 34,9-10). Jacob accepta mais à une condition : “ c’est que vous deveniez comme nous et fassiez circoncire tous vos mâles. ” (Gn 34, 15)

Le prince ainsi que les mâles de Sichem acquiescèrent à la demande. Profitant du fait qu’ils étaient souffrants suite à la circoncision, les fils de Jacob les passèrent tous au fil de l’épée.

[vi] Certaines déclarations émanant du Vatican tendent de plus en plus à reconnaître l’ambivalence du catholicisme face au judaïsme.

[vii] Le dernier bastion, Masada, fut pris en 73. La Judée devint une province impériale autonome, administrée par un légat. Avec la destruction du Temple en 70, les prêtres responsables des sacrifices, les sadducéens, perdirent leur raison d’être. C’est pourquoi les pharisiens se regroupèrent à Jamnia et occupèrent par la suite une place importante au niveau de l’identité du peuple juif.

[viii] Le calendrier occidental en porte la trace situant les années et les siècles en fonction de l’événement Jésus.

[ix] Lacan, op. cit., p. 388.

[x] Pierre Grelot, L’espérance juive à l’heure de Jésus, (Jésus et Jésus-Christ #62, 2e édition), Paris, Desclée, 1994, p. 18.

[xi] Terme lié à l’onction royale du descendant de David attendu par les Juifs.

[xii] Raymond E. Brown, Jésus dans les quatre évangiles, Paris, Cerf, 1996, p. 13.

[xiii] Wilfrid Harrington, Nouvelle introduction à la Bible, Paris, Seuil, 1971, p. 394-5.

[xiv] Ibid., p. 7.

[xv] Cf. Raymond E. Brown, op. cit., p. 104-113.

[xvi] Pierre Grelot, op. cit., p. 20.

[xvii] À cet effet, Brown reprend la distinction entre les titres qui impliquent un aspect de la divinité (Seigneur, Fils de Dieu, Dieu) et ceux qui ne l’expriment pas nécessairement, à savoir celui de Messie situé dans une christologie dite “ basse ”. Cf. Raymond E. Brown, op. cit., p. 14.

[xviii] Charles Perrot, Jésus et l’histoire, (Jésus et Jésus-Christ #11, 2e édition), Paris, Desclée, 1993, p. 32.

[xix] Ibid., p. 44.

[xx] Ibid., p. 47-48. Formulation similaire à celle de Lacan (cf., Lacan, 1966, p. 193).

[xxi] À résonance chalcédonienne, il va sans dire selon la formulation conciliaire de 451 : “ notre Seigneur Jésus-Christ..., le même vraiment Dieu et vraiment homme... ”

[xxii] Gershom Scholem, Le messianisme juif, Essais sur la spiritualité du judaïsme, Paris, 1971, p. 23-24 ; cité par Jürgen Moltmann,  Jésus, le messie de Dieu, (Cogitatio Fidei #171), Paris, Cerf, 1993, p. 54.

[xxiii] Titre du chapitre premier, Jürgen Moltmann, op. cit., p. 17.

[xxiv] Ibid., p. 17.

[xxv] Ibid., p. 17.

[xxvi] Une telle réduction pourrait se fonder, par exemple, sur une conception dite transparente du langage. Elle se retrouve chez Russell avec sa théorie du nom propre et de la description. Les noms propres sont des mots représentant un particulier, “ word for particular ”. Ce particulier doit être en rapport avec un objet réel des sens, sinon il ne s’agit que d’une description et non d’un nom propre. Aussi, les démonstratifs constituent d’excellents noms propres. Dans La philosophie de l’atomisme logique (1918), Russell  précise : “ C’est seulement quand vous employez ‘‘ceci’’ de façon tout à fait stricte pour représenter un objet réel des sens, qu’il s’agit réellement d’un nom propre. ” Le particulier étant lié à un rapport de détermination par ostension de la référence, il s’agit de la théorie russellienne de l’acquaintance (cf., Saul Kripke, La logique des noms propres, Paris, éd. de Minuit, 1982, p. 16-17).

Concernant le messianisme, la perspective russellienne de la description correspondant à “ un titre disant sa fonction ” ne peut en venir à être associée au nom propre que par la possibilité d’une ostension pointant du doigt un “ ceci - salvifique ”. Or, une telle perspective relève d’une conception langagière dite “ d’une ancienne analyse ” puisque “ le nom, en tant que tel, est inséparable de l’objet qu’il désigne, comme l’étiquette est inséparable de la bouteille à laquelle on l’a, une fois pour toutes, accolée. ” ( François Récanati, La transparence et l’énonciation, pour introduire à la pragmatique, Paris, Seuil, 1979, p. 51).

En bref, le déplacement de la nomination propre de Christ à un titre fonctionnel, christ, pose l’interrogation du rapport entre un mot et une chose, entre le langage et les objets. En effet, la nomination de Christ est retirée sous prétexte que cet accolement avec un référent en acte salvifique ne remplit pas la condition de l’ici et maintenant, du “ ceci ”. Russell n’a pas manqué de dégager certaines conséquences de sa théorie du nom propre et de la description. Deux éléments retiennent l’attention. Les noms font référence à un particulier encore disponible et nécessitent une connaissance directe. Russell écrit :

 

“ Un nom, au sens logique précis d’un mot dont le sens est un particulier, ne peut être appliqué qu’à un particulier que le locuteur connaît directement, parce qu’on ne peut nommer que ce que l’on connaît directement. Vous vous souvenez que quand Adam a nommé les bêtes, elles sont venues devant lui une par une, et qu’il en a eu une connaissance directe et les a nommées. Nous ne connaissons pas directement Socrate, et par conséquent nous ne pouvons le nommer [nom propre]. ” (notre souligné) BERTRAND RUSSELL, “ La philosophie de l’atomisme logique ”, dans Écrits de logique philosophique, (coll. Épiméthée), Paris, PUF, 1989, p. 359-60.

               

L’issue pose un dilemme pour l’utilisation des noms propres concernant des personnes du passé. Le mot “ Socrate ” n’est plus un nom propre mais une description, telle “ le maître de Platon ”.   Jésus Christ devient proprement innommable, sinon que par la description de christ !

[xxvii] Par la réserve émise, Moltmann met en évidence le caractère singulier que pouvait avoir le titre de messie. Selon Brown, les textes juifs entre 200 av. J.-C. et 100 ap. J.-C. comptent moins de trente références à ce titre. Et même jusqu’en 130 ap. J.-C., le titre ne fut jamais attribué à un individu de son vivant. Jésus de Nazareth constitue peut-être un cas isolé ? Dans ce contexte, le nom propre Christ paraît d’autant plus singulier.

Ceci dit, la voie d’évitement par le biais de l’hellénisation laisse en ban certaines interrogations puisque l’influence est présente depuis au moins deux siècles au sein du judaïsme. Par exemple, il s’avère difficile de ne pas penser à l’idée de résurrection qui s’est vraisemblablement développée avec la crise des Maccabées face à l’influence hellénisante. Par contre, des divergences se sont maintenues et ont donné lieu à des intégrations surprenantes concernant la résurrection dès la mort ou à la fin des temps.

Cf., Pierre Benoit, “ Résurrection à la fin des temps ou dès la mort ? ”, Concilium 60 (1970), pp. 91-100 ; cf. Marie-Émile  Boismard, Faut-il encore parler de “ résurrection ” ?, Paris, Cerf, 1995, pp. 19-39, 71-75, 85-102.

Concernant le terme “ christ ”, la spécificité du passage d’un titre à un nom propre ne revêt pas un caractère inusité. Ce changement de genre a été analysé pour le concept de “ personne ” et constitue une opération de translittération. Une fois de plus, cette transformation coïncide avec le passage d’une culture à une autre. Cf, Guy-Robert St-Arnaud, “ De la ‘Lettre’ à persona, prolégomènes à une structure ”, Revue des Sciences Religieuses, 3-4 (1990), pp. 283-305.

[xxviii] Jürgen Moltmann, op. cit., p. 17.

[xxix] Ibid., p. 18.

[xxx] Ibid., p. 54-55.

[xxxi] Ibid., p. 55.

[xxxii] Ibid., p. 19. (nous soulignons)

[xxxiii] Ibid., p. 58.

[xxxiv] À défaut de renoncer à nier tous les personnages du passé, le nom n’est pas une description de la réalité, voir la note 26.  Concernant la problématique de l’identité de Jésus, cf.  Anne Fortin-Melkevik, “ L’identité du chrétien à la suite de Jésus-Christ ”, Concilium 269, 1997, p. 109-119 ; Louis Panier, La naissance du fils de Dieu. Sémiotique et théologie discursive.  Lecture de Luc 1-2., (Cogitatio Fidei # 164), Paris, Cerf, 1991, p. 273 ss.

[xxxv] La dynamique messianique ne se confond pas avec celle du bouc émissaire. Ce dernier présente plutôt un mouvement se réduisant à l’expulsion au dehors d’un mal interne. Roland Sublon a développé une véritable théologie de l’Esprit comme exclusion interne, voix, qui permet de distinguer messie et bouc émissaire : “ Cette exclusion interne [messie] qui est encore le propre de la voix par rapport à la Parole introduit la fonction du reste interdisant de boucler un tout. La fonction messianique ne peut donc être identifiée à celle du bouc émissaire qui exacerbe l’opposition du dedans au dehors et nourrit la violence en réservant à l’un de ces lieux le privilège du bien ou du mal. Et si Jésus fut crucifié hors la ville, l’Esprit s’est d’abord manifesté au Cénacle. ” R. Sublon, La Lettre ou l'Esprit, Paris, Cerf, 1993, p. 117-118.

[xxxvi] L’idéologie du sionisme en serait un exemple.

[xxxvii] Et au signifiant phallique dans le séminaire XX, Encore.

[xxxviii] Lacan, op. cit., p. 819.