Crise et cartel I. Foule – groupe – collectif – particulier En perspective
du prochain colloque de l’ÉLM,
je voudrais proposer quelques repérages sur la crise et en particulier
son lien avec le cartel. Lors du Forum
de l’E.L.M. en novembre
97, la crise avait déjà occupé une place dans les questions qui se
posaient. « Tout qui fait profession d’écoute – de l’intervenant
social au psychiatre, en passant par le psychologue – est concerné
par le débat qui s’ouvre. Entendre, intervenir et diminuer la souffrance
liée aux crises humaines suscite l’impuissance. » (1) Ainsi, d’entrée
de jeu, était souligné que la crise suscite une mise en question du
savoir et de l’acte, et à ce titre, une proposition était faite : « Pourtant,
une "science" de l’écoute et de l’acte a vu le jour, doublée
d’une éthique nouvelle respectant la dignité humaine. Depuis l’enseignement
de J. Lacan, il nous est donné de penser qu’une transmission de cette
"science" du sujet soit concevable et qu’il est impérieux
que se répande le discours analytique. » (1) * * * Il semblerait
que Freud utilisa le terme de crise. Pour les attaques hystériques,
il prit les termes, de hysterischer
Anfall. Lacan utilisa
peu ce terme, cependant dès ses premiers écrits en 1950 et en particulier
dans son texte « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse
en criminologie », il fit le passage d’une approche par situation,
par stade à l’analyse dialectique et à la structure. « Bien
plus, la première situation dont encore nous sommes redevables à l’initiative freudienne d’avoir
amené la notion en psychologie pour qu’elle y trouve à mesure des
temps la plus prodigieuse fortune –
première situation, disons-nous, non comme confrontation abstraite
dessinant une relation, mais comme crise dramatique se résolvant en
structure –, c’est justement
celle du crime dans ses deux formes les plus abhorrées, l’Inceste
et le Parricide, dont l’ombre engendre tout la pathogénie de l’Oedipe.
Il est d’autant plus significatif de la reconnaître dans la
succession des crises, sevrage, intrusion, Oedipe, puberté, adolescence
qui refont chacune une nouvelle synthèse des appareils du moi dans une forme toujours plus aliénante pour les pulsions
qui y sont frustrées, toujours moins idéale pour celles qui y trouvent
leur normalisation ». Par la suite
il utilisa le terme de crise dans la formalisation des cartels et
notamment dans sa « Note sur quelques éléments de doctrine »,
en septembre 64 où Lacan disait du cartel : « Nous rappelons
qu’un cartel n’est pas l’organe d’un travail collectif. Des sujets
se sont cooptés pour poursuivre à ciel ouvert dans leur groupe le
progrès de chacun sur un thème choisi par lui : faire du contrôle
qui en résulte l’objet d’une expérience psychanalytique, ceci spécifie
le cartel. » (2) En 1980 cependant,
il affinait la formalisation du cartel et mettait en quatrième point
: « Aucun progrès n’est à attendre, sinon d’une mise à ciel ouvert
périodique des résultats comme des crises de travail. » (3) * * * À partir de
ces formalisations, quelles indications pouvons-nous tirer ? Pour certains
(4), le travail proposé par Lacan en 64 tirait encore du côté du groupe
et il n’était pas non plus question du produit de chacun. Pour le
travail, il s’agissait donc d’adopter « le principe d’une élaboration
soutenue dans un petit groupe », où « toute entreprise personnelle
remettra son auteur dans les conditions de critique et de contrôle
où tout travail à poursuivre sera soumis dans l’école ». (5) Par ailleurs,
Lacan souligne qu’« un cartel n’est pas l’organe d’un travail
collectif ». Nous retrouvons là la suite du travail qu’il avait
entamé depuis 1945, avec son article sur le temps logique qui portait
en sous-titre « Fragment d’un essai de logique collective ».
Ensuite, en 66, il inscrira en note : « le collectif n’est
rien que le sujet de l’individuel. » (6) Pour M. H. Blancard,
le cartel chez Lacan vient ainsi s’inscrire dans la suite de cet essai
d’une logique collective : « La structure
du cartel a été pensée par Lacan comme ce qui peut permettre, à partir
d’une foule, de "recueillir un groupe", seule façon de prendre
en compte le réel de la structure en s’appuyant sur cet élément hétérogène
qu’est le Plus-Un, et nous en faire un sujet supposé savoir. Le Plus-Un
fonctionne comme un opérateur. Du cartel, il décomplète l’ensemble
pour faire apparaître le manque qui est un principe même de la division
du sujet, manque à savoir, manque à comprendre. Il accentue aussi,
du côté du sujet de l’énonciation, cette dimension du transfert de
travail qui va permettre à chacun d’élaborer la question qui lui est
propre, et qui pourtant se révèle être nouée aux questions des membres
du cartel : nouage donc par ce qui fait "cause commune"
entre eux et non pas commune mesure. » (7) Si ces remarques
sont pertinentes, il est à noter que pour autant, peu d’analystes
soulignent les conséquences et les enjeux de ces questions. Nicole
François, dans son article « Pour une logique de la crise »
avance que « le groupe est hostile au manque et par réaction,
au moment où le manque apparaît, il le comble. Le groupe se définit
comme une unité synchrone dont les éléments sont les individus. »
(8) À cause du décentrement qu’a opéré Freud du sujet par rapport
à l’individu, un groupe analytique est sensé être habité non par des
indivisibles, mais par des sujets, lesquels perturbent toute synchronie,
ainsi pour Lacan : « Ça cloche dans le groupe analytique, précisément
de ce qu’il ne puisse pas être synchrone mais symptôme ». (9)
L’effet de groupe reste le même, c’est-à-dire qu’irrésistiblement,
le groupe tend à revenir à l’idéal de l’infaillible. « L’effet
de groupe est contraire à l’effet de sujet. Dès lors, les moyens que
va employer le groupe pour revenir à cet idéal le caractériseront. »
(6) II. Crise de travail Dans ces différents
enjeux, quelle est la place que va occuper la crise ? À partir de
l’étymologie, la crise est notée d’un emprunt du côté de la maladie
« comme phase décisive d’une maladie ». Plus tard, le terme
de crise sera associé à accès avec manifestations violentes (crise
de nerf), par rapport à la morale comme moment critique, puis après
comme trouble déséquilibre profond. Puis, il y aura une spécialisation
dans une perspective individuelle et dans un point de vue sociologique.
C’est au XIXe siècle, et puis avec la crise de 1929, que
son usage économique apparaîtra, pour se généraliser par la suite
en terme de malaise. Mais surtout, ce qui est important, c’est son
lien avec la décision, le
jugement, l’origine grecque de crise renvoie à choix, décision,
désaccord, séparation, voire concertation,
occupation. Pour Fr. Schreiber,
les crises sont souvent situées comme étant celles qui concernent
« le rapport du sujet au travail en lui-même (celui des textes,
du savoir référentiel) qui porte atteinte à l’intégrité de l’Autre,
à sa complétude en y creusant une béance et qui en retour maintient
ouverte la division du sujet, le met en crise. Le cartel serait ainsi
ce lieu où s’éprouve une discipline du manque à jouir dans le groupe
contrant les effets de complétude moïque soit l’obscénité imaginaire. »
(10) François Sanquer
ira à ce titre plus loin encore, puisqu’il soutient que tout travail
est une crise :
« Cela à trois titres mais pour une seule raison : c’est
que "seul le désir peut pousser au travail notre appareil psychique",
car "la pensée n’est qu’un substitut du désir hallucinatoire".
Sachant que le désir est pris dans la parole mais ne prend pas la
parole, il faut donc une discontinuité, une crise pour que le substitut
"travail" prenne la parole sans jamais pouvoir être pris
entièrement en elle puisqu’il tient son origine du désir.
Le travail est issu d’une crise subjective qui se cristallise
en une décision d’en avoir le cœur net quant à la question qui se
pose. Cette décision est de la même structure qu’une crise, au moins
dans le sens où il s’agit d’une inversion de phase initiée en un instant
critique : celui où le désir hallucinatoire présent dans la ratiocination
vient à laisser place à son substitut sous la forme de pensée. Le
travail se poursuit en combat avec les mots. La seule reconnaissance
du fait que dans un travail il est nécessaire de prendre des mots
et d’en laisser est une atteinte à la prospérité de l’Autre. Le seul
projet d’une discursivité est une agression à son intégrité puisque
ce qui est articulable langagièrement met en jeu le signifiant du
manque dans l’Autre. Ainsi, la forme même du travail est-elle la marque
d’une profonde perturbation du rapport à l’Autre, qui peut bien être
qualifiée de crise. Le travail se résout en une crise. D’abord parce
que le produit "propre à chacun" est en rupture avec l’appareil
de production qui est commun à tous, ensuite en ce que le produit
est un savoir éloigné du cartel. Ainsi, tout travail vient d’une,
est une et va à une crise. Cependant, toute crise n’est pas de travail.
C’est cependant le cas chaque fois qu’il est admis que le cartel vire
au groupe de travail, c’est-à-dire chaque fois qu’il est admis que
le réel dont le groupe se fonde est dénié, de par la consistance d’un
élément imaginaire, le trou du symbolique, ou les malfaçons de la
réalité. » (11) Cette approche
de Sanquer est intéressante car elle tente de donner un fil de la
présence de la crise dans le temps. Cependant, n’oublie-t-il pas le
temps du cartel et en particulier celui de sa fin ? Pour P. Naveau,
il y a dans le cartel une décision qui doit être prise et qui va provoquer
la crise terminale. Le produit comporte en soi la coupure. Le produit,
choix de l’opération de la coupure lorsque le lien se défait. Il est
produit par la coupure de l’énonciation. Pour P. Naveau, la crise
occupe un rôle important par rapport à la coupure, car la crise provoque
la coupure, elle met en œuvre l’opération de la coupure. Ainsi :
« L’avancée du travail se heurte à une crise, traverse
une crise. Un obstacle, une barrière, un mur est rencontré. Une telle
coupure s’écrit S1//S2, par opposition à S1® S2. Tel est le mathème de la crise
de travail.
Le progrès est dans la mise à ciel ouvert de la crise : · ® · ou bien · ® // ® ·
Mon opinion est que la crise de travail, dont Lacan parle dans
son texte "D’Ecolage", doit être rapportée à ce qu’il appelle,
dans son Acte de fondation, le "travail de critique", qui
est essentiellement un travail de critique textuelle.
Le travail qui s’accomplit est en quelque sorte voué à la crise,
car c’est un travail de critique. La critique vise la crise. Il s’agit
de prendre position par rapport à une difficulté locale rencontrée
dans un texte, de faire un choix, de prendre une décision, de porter
un jugement, relativement à une énigme.
La crise, c’est se cogner la tête contre le mur du chiffrage,
c’est être mis au pied du mur d’avoir à déchiffrer. (12) Mais cette « prise
de position » va-t-elle suffire à nous dire ce qu’il en est de
la mise à ciel ouvert de la crise ? Si Lacan parle en effet le savoir
textuel, c’est pour le différencier de la notion référentielle qui
la masque. III. Mise et ouverture
du ciel La mise à ciel
ouvert est souvent utilisée comme synonyme de « publiquement »,
« ouverture vers le public ». S’agit-il de cela ? Et ce
d’autant plus que le passage est vite fait avec la fin d’un cartel
et ce qui pourra être transmis. Ainsi, pour
Y. Grasser, ce qu’il advient dans un cartel « doit participer
à l’enseignement de la psychanalyse et s’ouvrir à l’épreuve de la
transmission ». Et pour cela, il se réfère au transfert de travail.
« Transfert de travail, mise à ciel ouvert, marquent les étapes
des boucles d’une spirale vouée à ne pas cesser. » (13) Freud, en effet,
pose le transfert comme essentiel au travail des psychanalystes entre
eux ; Lacan reprendra cette conception dans sa « Note adjointe »
à l’Acte de fondation en cela qu’il s’agit de prendre l’École comme
expérience inaugurale.
« Cet aspect s’impose assez, pensons-nous, dans l’acte
de fondation, et nous laissons à chacun le soin d’en découvrir les
promesses et les écueils. À ceux qui peuvent s’interroger sur ce qui
nous guide, nous dévoilerons sa raison. L’enseignement de la psychanalyse
ne peut se transmettre d’un sujet à l’autre que par les voies d’un
transfert de travail.
Les "séminaires", y compris notre cours des Hautes études,
ne fonderont rien s’ils ne renvoient rien à ce transfert. Aucun appareil
doctrinal, et notamment le nôtre, si propice qu’il puisse être à la
direction du travail, ne peut préjuger des conclusions qui en serons
le reste. » (« Acte de fondation », p. 76). Dans le cartel,
il y a donc du transfert de travail, mais de quoi s’agit-il ? Et surtout
qu’en est-il par rapport à la crise ? Le Plus-Un doit en effet tâcher
d’insuffler au cartel son devoir d’aboutir à un produit propre à chacun,
mais tout un chacun peut prendre sur lui d’exercer une coupure, une
dissolution. Cependant, J.-P.
Gilson fait remarquer : « Tout un chacun, oui ! mais à condition
qu’il s’explique, car cette inexistence ne lui appartient pas, elle
est à chacun déléguée pour éviter la dissolution automatique du Plus-Un.
Prendre en compte l’inexistence au principe du cartel est la tâche
éthique de chacun qui s’inscrit dans le champ analytique, c’est-à-dire
un discours, un dis-court. » (14) Mais il faudrait
davantage pouvoir développer le passage du 3+1 au 4+1 du cartel. Reprenons
ici quelques questions posées à ce propos par J.-P. Gilson.
« Le Plus-Un, ici quelqu’un individualisé du fait du quatrième,
représente-t-il la psychanalyse, c’est-à-dire pas toutes à se voir
arracher des petits bouts de réel ?
Un cartel comporte-t-il sa fin, sa dissolution, et le produit
d’un an, voire deux au maximum, sont-ils autre chose que la trace
laissée, nouée, lien social créé entre les 4 ou 5 pour les besoins
de la cause, bout d’écriture ou de transcription par où se désigne
maintenant l’échec prévu, ou la dissolution prévue de ce cartel ?
Le 4 est-il responsable de cet échec expérimental ? » (15) Dix
ans plus tard, J.-P. Gilson souligne que :
« La notion de cartel (3+1) répond en fait à une topologie
: celle du 4+1. Au temps du désir a succédé l’interrogation de la
jouissance dont le ring de prédilection est le groupe où les cavaliers
servants de tous ordres entrent en lien pour extraire dans le semblable
l’objet corporel le plus insupportable de leurs fantasmes. »
(15)
Mais surtout, il y a les questions qui concernent la fin de
la crise et la fin d’un cartel et les enjeux d’obscénité, de haine...,
qui s’y présentent. » (16)
On voit que dans la cure du névrosé, tout du moins, l’analyste
se charge en final de ce détritus. Dans ce groupe cependant, il convenait
de parer à ces effets. Aussi, Lacan proposa-t-il d’une part d’élargir
à 4 (les quatre places du discours comme émanation de la jouissance),
la structure du cartel, plus une chargée de veiller à la production
et à la mise à jour des crises. » (16) Pour J.-P. Gilson,
« il semble que la dissolution forcée au terme d’un an ou deux
de cette structure qui prend en compte la jouissance réponde à la
charge finale qui incombe à l’analyste et laisse en paix l’analysant
de la douleur de l’objet. Or il est clair qu’il n’en est rien en nos
cercles. » (16) Et à ce propos, il constate que précédemment,
certaines crises de cartel n’ont pas été mises à ciel ouvert. Pour certains,
il s’agirait donc de considérer que la mise à ciel ouvert doit s’opposer
au refoulement et aller vers l’au-dessus de la barre. Il faut « jouer
carte sur table »... N’est-ce pas plutôt l’aliénation qu’il s’agit
de réinterroger ? Y. Grasser fait ainsi le lien avec la prise
en compte de l’aliénation de Hegel à Lacan. Ne faut-il pas repartir
du statut donné à l’objet perdu freudien, ainsi que d’un vel aliénant
qui tient l’analysant pour responsable de son inconscient. Dès lors,
le cartel est une mise en acte de cette question. « Le mouvement
des cartels poursuit ainsi sa course avec la machine destituante qui
instaure un nouveau partage de la responsabilité collective, par la
mise en à ciel ouvert périodique des résultats comme des crises de
travail, que Lacan a élevé dans notre École à la dignité d’une discipline
du manque à jouir. » (13) Mais, dès lors,
quelles seront les conséquences de cette discipline ? Pour S. Rabinovitch :
« La crise à l’ECF s’est déclenchée au détour d’un triple
événement qui a mis à mal le lien symptomatique de l’École à Lacan
et au non-dit solution. Ainsi, ce qui des trois facticités ou des
trois points de fuite de l’horizon de la psychanalyse en extension,
constituait pour l’École ses propres modalités de réponse à la question
de l’échec, dans le groupe, des effets attendus du discours analytique
a été nommé respectivement dépens du pire, idéal de l’École, et présence
du réel du camp.
Cette nomination a ébranlé la manière particulière dont les
trois facticités bordant le cercle intérieur du réel de la psychanalyse
en intension étaient nouées par le symptôme de l’École. L’effet du
dénouage ainsi produit est la dispersion du réel dont le déchaînement
ne peut que s’imaginariser dans le groupe. » (17) Dans sa carte
blanche « Acier l’ouvert », J.-A. Miller nomme le nom des
« collègues » car pour lui, c’est ce qu’implique la mise
à ciel ouvert. (18) Mais s’il s’agit de nomination, de quoi s’agit-il ?
Il nous faut encore avancer. Car J.-M. Vappereau
fait remarquer qu’il s’agit de ne pas confondre rupture de signifiant et crise.
« Ainsi, en 1990, lorsque les membres de l’École de la Cause
freudienne ont été accablés de petites lettres qui prétendaient scier
l’ouvert, personne n’y a vu que du feu ; c’est qu’il y avait
eu rupture du signifiant. Que certains appellent cela "crise
ou tumulte" montre bien où ils en sont dans leur relation à l’acte
analytique. » (19) L’acte analytique
présente en effet une structure dont il s’agit de tenir compte, et
en particulier de son effacement : « La structure de l’acte analytique
étant qu’il s’efface, on ne peut rechercher comme but de l’analyse
un établissement professionnel, une carrière, sans négliger l’acte.
La situation d’aujourd’hui est qu’il n’y a plus d’endroit où l’on
distingue l’acte analytique de la fonction professionnelle qui le
représente au monde. » (20) À cet effacement,
J. Lacan rattache l’horreur, l’horreur de l’acte. Ainsi, pour
S. Rabinovitch, « Lacan, avec la passe, invente un traitement
à l’oubli de l’acte, à la méconnaissance du réel de l’expérience,
au déni, au désaveu, au "louche refus : Verleugnung",
à toutes ces figures imaginaires qui habillent le réel dénié quant
il fait retour dans le symbolique, toutes choses qui frappent les
analystes face à l’acte qui les produit. » (p. 206) Reprenant ainsi
à l’appui la conclusion de Lacan : « Bien
entendu, c’est un échec complet, cette passe », pour souligner
qu’il s’agit bien là « ce qui écrit après coup l’échec dans le
tranchant même du pari de Lacan : lever le déni des psychanalystes ».
(20, p. 210) Qu’en est-il
en effet de l’acte analytique, dans ce qu’il peut produire et en particulier
de « démenti », traduction de J. Lacan de Verleugnung. Il y a donc là un savoir dont J. Lacan parlait déjà dans
la proposition d’octobre et pour lequel il use les termes de déni
/ éclipse / oubli... IV. Le progrès - l’horizon - et du
nouveau La crise suscite
des réactions, elle est aussi utilisée pour faire valoir l’urgence,
la nécessité de résultat, la situation économique mondiale, les issues
catastrophiques qui peuvent en résulter. Dès son premier usage dans
les tragédies grecques (Sophocle), c’est cette dimension d’intensité
qui est mise en avant. Mais il y a également eu un usage médical (théorie
des crises d’Hippocrate) où ce qui apparaissait était la dimension
de décision, de choix, mais aussi de jugement... Qu’en est-il
du progrès ? Là aussi, quels sont les repères à utiliser ?
Poser cette question nous amène à reprendre ce qu’il en est de la
science et surtout de modèle qu’elle nous propose, en particulier
précisément du progrès. Dans sa « Lettre
aux Italiens », Lacan précise :
« Croire que la science est vraie sous le prétexte qu’elle
est transmissible (mathématique-ment) est une idée proprement délirante
que chacun de ces pas réfute en rejetant aux vieilles lunes une première
formulation. Il n’y a de ce fait aucun progrès qui soit notable faute
d’en savoir la suite. Il y a seulement la découverte d’un savoir dans
le réel. Ordre qui n’a rien à faire avec celui imaginé d’avant la
science, mais que nulle raison n’assure d’être un bon heur. L’analyste,
s’il se vanne du rebut que j’ai dit, c’est bien d’avoir un aperçu
de ce que l’humanité se situe du bon heur (c’est où elle baigne :
pour elle il n’y a que bon heur), et c’est en quoi il doit aussi cerner
la cause de son horreur de sa propre, à lui, détachée de celle de
tous, horreur de savoir. » L’acte qui est
en jeu ici est celui de l’ouverture d’un champ, celui-ci amènera Lacan
à parler d’immersion mais également de ténèbres... À ce titre la question
de Susanne Hommel est cruciale, « le discours psychanalytique
est-il un outil contre le totalitarisme ?». Dans un article sur
cette question, Susanne Hommel cite P. Legendre : « Le totalitarisme
table sur une image de totalité, une représentation d’être tout. Pour
l’humain, être tout signifie qu’il viendrait incarner l’absolu. Il
y a folie, péril mortel, car l’individu n’est pas à lui seul l’horizon,
l’espèce le dépasse. Freud a nommé ce danger mortel le narcissisme.
L’interdit et sa traduction par les montages de la filiation peut
expliquer à l’homme moderne la trame du sujet non séparé de lui-même,
enlacé avec sa propre image ».(21) Alors de quel
progrès s’agit-il ? Entre la proposition
d’octobre 67 et la formalisation affinée en 80, il y a notamment des
indications en ce qui concerne le progrès. En 1964 :
« Nous
rappelons qu’un cartel n’est pas l’organe d’un travail collectif.
Des sujets se sont cooptés pour poursuivre à ciel ouvert dans leur
groupe le progrès de chacun
sur un thème choisi par lui : faire au contrôle qui en résulte l’objet
d’une expérience psychanalytique; ceci spécifie le cartel. »
(22) En
1980 :
« Aucun progrès n’est à attendre, sinon d’une mise à ciel
ouvert périodique des résultats comme les crises de travail. »
(3) La place du
progrès est-elle ici contradictoire, en opposition avec ce que Lacan
amenait dans la proposition de 67 ? Cette question est importante
puisque, lorsque J. Lacan propose sa formalisation des cartels, c’est
après ce qu’il a pu dire de l’échec de la passe. Il s’agit donc
de tenir compte tout particulièrement du progrès, il ne s’agit pas
de l’attendre. Il y a là une mise en avant de la critique d’un attentisme
que Lacan critique, et ce d’autant plus qu’il y a dans la formalisation
des cartels cette formule « aucun progrès, sinon... » Cet « aucun »
et ce « sinon », quel est leur mathème ? Viendrait-il
marquer ici un « surcroît », tel celui de la guérison ?
Ou pas de progrès sans mise à ciel ouvert ? Il y a également
la notion de nouveau que J. Lacan utilise, ainsi, en ce qui concerne
la création de l’EFP, « il
va s’agir de structures assurées dans la psychanalyse et de garantir
leur effectuation chez le psychanalyste. Ceci s’offre à notre École,
après durée suffisante d’organes ébauchés sur des principes limitatifs.
Nous n’instituons du nouveau
que dans le fonctionnement. » (24, p. 23). Dans des textes
ultérieurs (« L’Autre manque »...) se retrouve cette articulation
à partir du fonctionnement et notamment dans la « Lettre aux
italiens » où ce qui est précisé, c’est la dimension de fonction
de l’analyste. « Seul
l’analyste, soit pas n’importe qui, ne s’autorise que de lui-même.
Il y en a maintenant c’est fait : mais c’est de ce qu’ils fonctionnent.
Cette fonction ne rend que probable l’ex-sistence de l’analyste. Probabilité
suffisante pour qu’il y en ait : que les chances soient grandes pour
chacun, les laisse pour tous insuffisantes. S’il convenait pourtant
que ne fonctionnent que des analystes, le prendre pour but serait
digne du tripode italien. » Cette fonction,
ce fonctionnement, ne sont-ils pas à articuler à ce qu’il en est du
circulaire et de la place que la psychanalyse donne à ce circulaire ? V. Des résultats comme des crises de
travail Certaines approches
de la crise soulignent que les crises sont des arrêts de circulation,
qu’il s’agit de situation pleine d’incertitude, de gêne, de danger,
qu’offre le passage prochain et prévu d’un état à un autre. Cependant,
l’utilisation d’une approche à partir de la crise est actuellement
largement critiquée, en particulier dans les approches économiques
où précisément ce qui réapparaît, c’est de resituer la crise. « Nous
partirons des conditions et des limites de la cohérence structurelle
du capitalisme d’après-guerre pour expliquer la nature des ruptures
qui se produisent dans la crise. Comme nous avons déjà eu l’occasion
de l’indiquer, la spécificité du capitalisme d’après-guerre repose
sur la co-existence contradictoire d’un mouvement d’exacerbation des
rapports capitalistes et d’un mouvement de négation-dépassement de
ces rapports. C’est elle qui se trouve au centre de la régulation
qui s’est réalisée durant la période de croissance et qui a permis
aux éléments de négation de constituer un facteur puissant de
développement économique. Nous
ferons ensuite l’hypothèse que le cœur profond de la crise actuelle
résulte de l’éclatement de cette unité. » (23) Il n’empêche
qu’il s’agit de s’interroger sur l’urgence et l’intensité des questions
qui se posent actuellement. Ainsi, pour certains, « il est urgent
que les lacaniens se regroupent en une entité qui les représente dans
le champ social. Cette nécessité se fait sentir à Montréal depuis
fort longtemps. » (« ÉLM », Cahiers
du CLEF, no 5).
Mais de quelle nécessité s’agit-il ? « Entre
la clinique de la souffrance humaine et les théories d’élite se pratique
une bien curieuse tactique : celle de la terre brûlée, utilisée
par ceux qui ont commencé de savoir et qui font semblant névrotique
de n’en rien vouloir savoir. Curieux déni (risque de canaillerie qui
réponde à la stratégie de l’horreur de l’acte. » (24) Qu’en est-il
donc d’une logique de l’analyse ? Les travaux d’Hervé Coster
sur la logique sérielle (série – sérieux) sont déterminants à ce propos. Ne s’agirait-il
donc pas précisément d’interroger ce qui fait série dans le cadre
de résultat et de ce qui fait série dans la crise ? La crise
est souvent aussi pressentie comme une situation dans laquelle du
nouveau ou de la contradiction survient et qu’il y a alors état d’incapacité
à réagir adéquatement. N’y a-t-il pas
là lecture à faire de ce qui est commun entre crise et résultat et
la perspective ouverte par une autre mise en tension : celle entre
le progrès et la mise à ciel ouvert ? Comment écrire
ceci ? Cette opération
n’est pas hors temps, elle nécessite une certaine scansion dont Lacan
dira qu’il s’agit d’une périodicité (mise à ciel ouvert périodique).
N’est-il pas à souligner qu’une période introduit une rythmicité,
une fréquence particulière qu’il s’agira de mettre en place ?
N’y a-t-il pas là des possibilités de travail de prise en compte de
la crise dans ce qu’elle peut présenter d’escalade ? L’affinement
de la formalisation des cartels par Lacan se présente sous cinq propositions.
Dans cet article je ne présente que la quatrième, celle-ci ne peut
être cependant articulée qu’avec les autres. Mais plus encore la structure
du cadre du cartel, « organe de base », est cruciale et
demanderait à être précisée, car il y va du cadre du savoir. « Ce
que le psychanalyste a à savoir peut être tracé du même rapport "en
réserve" selon lequel opère toute logique de ce nom. Ça ne veut
rien dire de "particulier", mais ça s’articule en chaîne
de lettres si rigoureuses qu’à la condition de n’en pas rater une,
le non-su s’ordonne comme le cadre du savoir. » (25, p. 20) VI. Réouverture Après rédaction
de cet article et relecture, il est frappant de constater combien
trois approches ne sont pas développées : 1. Une première est celle des références
à la philosophie. Husserl est parfois cité, comme également la « crise
existentielle », mais rien n’y est développé ; 2. La seconde porte sur la référence
économique et plus particulièrement sur l’économie politique, le paradigme
néo-classique (avec la problématique de l’équilibre), le paradigme
keynésien (avec la problématique du circuit) et enfin les marxistes
avec la production, auxquels il n’est jamais fait allusion ; 3. Enfin
et surtout la proposition de R. Lew à partir de la crise de mettre
en acte la thèse du discordantiel et du forclusif. (26) Quelle topologie
de la crise ? La crise est-elle une coupure ? Et pourquoi piquer une crise ? Bibliographie (1)
Forum de l’ÉLM., novembre
1997. (2) Jacques Lacan, Note liminaire à la présentation
de « La scission de 1953 », 11/10/53. Note sur quelques
éléments de doctrine. (3) Id.
, « D’Ecolage », 11/03/80, dans le séminaire Dissolution. (4) L. Mahjoub-Trobas, in Lettre mensuelle, novembre-décembre 1992, n° 14, pp. 11 à 15. (5) Jacques Lacan, « Acte de fondation de l’École
Freudienne de Paris », paru dans l’Excommunication, supplément Ornicar ?,
1977-78, pp. 149-152, 21/6/1964. (6) Id.,
Écrits, p. 213, Paris, Seuil. (7) M. H. Blancard, « Cartel et temps logique »,
in Lettre mensuelle, novembre
90, n° 93, pp. 9 à 11. (8)
N. François, « Pour une logique de la crise », in D’Ecolophon,
Bulletin d’actualité de la crise n° 2 octobre 90, pp. 3 à 5. (9) Jacques Lacan, « Allocution au P.L.M. Saint-Jacques »,
Le Matin, 18/03/80. (10) Fr. Schreiber, « Un débat : le cartel
en question », in Lettre
mensuelle, novembre 90, n° 93, pp. 7 à 8. (11) Fr. Sanquer, « De certains accidents de
travail », in Lettre mensuelle,
novembre 90, n° 93, pp. 12 à 14. (12) P. Naveau, « Qu’est-ce qu’un cartel ? »,
in Travaux no
6, Groupe d’étude de l’ÉCF de Nantes, pp. 73-77. (13) Y. Grasser, « Le cartel et la crise »,
in Lettre mensuelle, novembre
90, n° 93, pp. 15 à 17. (14) J.-P. Gilson, « L’explosion d’un cartel, une réaction en chaîne », in Quarto 17, L’éthique 9/84, pp. 16 à 20. (15) J.-P. Gilson, « Du produit des cartels », in Lettre
mensuelle n° 16, ECF 1983, pp. 13 à 16. (16) J.-P. Gilson, « Pourquoi je ne fais plus
partie d’un cartel », Exposé à l’après-midi intercartel ECF,
16/1/93. (17) S. Rabinovitch, Préface, in Cahiers
de lecture freudienne, Les démentis du réel, no 19,
Lysimaque, 1991, pp. 7 à 15. (18) J.-A. Miller, « Acier l’Ouvert »,
in Lettre mensuelle, janvier
90, n° 85, pp. 1 à 6. (19) J.-M. Vappereau, « Rupture du signifiant
et précipitation de petites lettres », in Cahiers de lecture freudienne, Les démentis du réel, no
19, Lysimaque, 1991, pp. 231 à 241. (20) J.-M. Vappereau, Topologie en extension, Annexe
n° 3, Du non-analyste. (21) S. Hommel, « Le discours psychanalytique
est-il un outil contre le totalitarisme ? », texte non publié. (22) Jacques Lacan, « Acte de fondation de
l’École Freudienne de Paris », paru dans l’Excommunication, supplément Ornicar ?,
1977-78, pp. 149-152 , 21/6/1964. (23) Christian
Barrière, Kebaldjian, O. Weinstein, « Lire la Crise », Paris,
P.U.F., 1983, p. 354. (24) Lettre d’annonce du Forum de l’ÉLM,
novembre 1997, J.-P. Gilson. (25) Jacques Lacan, « Proposition du 9 octobre
1967 sur le psychanalyste à l’école », in Sciliucet, no 1, Paris, Seuil. (26) R. Lew, Crise, in Cahiers de lecture freudienne, Le malaise de la civilisation, no 18, Lysimaque, Lysimaque, 1990.
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